Le dossier sur l’ESS au Maghreb publié dans ce numéro coordonné et présenté par Patricia Toucas-Truyen et François Doligez illustre un processus de transition démocratique qui déborde l’ESS maghrébine mais auquel celle-ci contribue. Et sans doute n’est-ce pas un hasard si les articles de ce dossier sont signés par huit femmes pour quatre hommes.
La transition démocratique fait naturellement écho à l’autre grande mutation dans laquelle nos sociétés sont engagées, la transition écologique, à la place de l’ESS dans ce processus et, du point de vue qui nous intéresse ici, à la place de la transition écologique dans l’ESS. Les affinités entre ces deux domaines sont régulièrement mises en avant dans les débats sur l’ESS, mais peu d’ouvrages ont pris cette relation comme objet. C’est le cas de La Transition écologique de l’économie. La contribution des coopératives et de l’économie solidaire (Louis Favreau et Mario Hébert, 2012, La Transition écologique de l’économie. La contribution des coopératives et de l’économie solidaire, Presses de l’université du Québec.), dont Jérôme Blanc avait noté le caractère optimiste (Recma n° 328, avril 2013, p.129-130.).
Un regard positif sur l’ESS permet en effet de souligner la place originale de coopératives agricoles dans la production biologique, le caractère pionnier de coopératives de consommateurs, l’importance de coopératives de commerçants pour la structuration des filières, le nombre grandissant d’associations engagées dans de multiples causes aussi bien internationales que locales, l’émergence de sociétés coopératives d’intérêt collectif, en particulier dans la transition énergétique, le leadership de banque coopératives dans les placements bancaires éthiques, l’essor d’entreprises sociales engagées dans la cause environnementale, etc. Assurément, l’ESS ne se tient pas à l’écart de la question écologiste. Mais ces initiatives s’apparentent-elles à des petits pas ou à un changement de modèle ? L’ESS pouvait-elle répondre positivement aux questions du Ministre Nicolas Hulot lorsqu’il demandait : « Est-ce que nous avons commencé à réduire l›utilisation des pesticides ? [...] Est-ce que nous avons commencé à enrayer l›érosion de la biodiversité ? [...] Est-ce que nous avons commencé à nous mettre en situation d’arrêter l’artificialisation des sols ? » ? Et l’acteur ou le chercheur en ESS peut-il se reconnaître quand le ministre affirme que « chaque citoyen [...] doit se demander ce qu’il peut faire (Nicolas Hulot, France inter, 28 août 2018.) » ?
Pour justifier les limites des actions engagées on souligne souvent que les temporalités de l’ESS et de l’écologie ne sont pas les mêmes : la cause sociale serait ancienne et la cause écologique récente. Ce n’est que partiellement vrai : c’est en 1974, c’est-à-dire au moment même où naissait l’économie sociale, que l’agronome René Dumont lançait son alerte « L’écologie ou la mort », et c’est en 2001, quand émergeait l’économie sociale et solidaire, que le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) préconisait le principe de précaution face à l’urgence climatique. Il est donc plus juste de dire que l’ESS et la cause écologique se sont structurées parallèlement.
L’ESS au seuil d’une mutation
Le constat qui s’impose est que l’ESS n’a pas encore véritablement pris acte de la nécessité de la transition écologique. Plusieurs faits ou ensembles de faits fondent ce constat et invitent le secteur à se saisir de la question. On observe ainsi couramment l’engagement d’entreprises de l’ESS, petites ou grandes, dans des activités qui vont à l’encontre de la transition écologique. Le cas des grands groupes agroalimentaires (Sophie Chapelle, « Pourquoi la FNSEA est-elle accro au glyphosate ? », Bastamag, octobre 2017.) ou celui de l’activité financière de banques coopératives sont les premiers qui viennent à l’esprit, mais d’autres exemples pourraient être cités. La situation des coopératives agricoles peut surprendre. L’ancien ministre de l’Agriculture Edgar Pisani, qui avait si bien animé la modernisation agricole à partir des années 1960, n’est-il pas revenu en 2004 sur le bien-fondé de cette modernisation (Edgard Pisani, 2004, Un vieil homme et la terre, Seuil.) ? De fait, le débat est vif au sein du mouvement coopératif : « Est-ce que nous ferons l’autruche ou est-ce que nous accepterons les débats que porte la société, avec ses excès, mais aussi ses aspirations », interrogeait Michel Prugue, président de Coop de France, en juin 2018. Coop de France a ainsi lancé de juin à septembre 2018 une grande consultation auprès des 450 000 agriculteurs-coopérateurs et des 165 000 salariés des coopératives agricoles et agroalimentaires françaises. Et maintenant ? Ainsi que le montre l’article de Chantal Chomel publié dans ce numéro, la loi « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous », dite « loi Egalim », pose d’autres questions qui semblent étonnamment faire rebondir la cause écologique nationale sur la cause sociale des coopératives.
Le débat, international cette fois, porte également sur la formulation du 7e principe coopératif de l’Alliance coopérative internationale (ACI), qui affirme : « Les coopératives œuvrent au développement durable de leurs communautés grâce à des politiques approuvées par leurs membres. » Mais peut-on encore parler, en 2019, de « développement durable » ? Si ce concept, affirme Dominique Bourg, a fait émerger la question des problèmes d’environnement globaux, « “jeter” le développement durable, c’est permettre de récupérer la durabilité. C’est cette notion qui importe, avec ses deux facettes, sociale et écologique, totalement intriquées, qu’on ne peut absolument pas séparer (Dominique Bourg, 2012, « Transition écologique plutôt que développement durable », Vraiment durable, vol. 1, n° 1, p. 77-96.) ».
Au-delà des entreprises de l’ESS ou de ses composantes, on peut souligner l’absence de liens forts entre l’ESS en tant que mouvement et des réseaux engagés dans la transition écologique – réseaux avec lesquels l’ESS a indéniablement des affinités et des connivences : les villes et territoires en transition, par exemple, ou le mouvement Slow Food. Cette absence de lien renvoie à l’inexistence d’une politique générale de l’ESS en matière de transition écologique. L’ESS revendique de fonder une économie respectueuse de la société et des personnes. Ce projet est-il aujourd’hui concevable s’il n’intègre pas la dimension écologique ?
C’est bien sûr, fondamentalement et essentiellement, une question sociétale. C’est aussi une question de survie pour l’ESS elle-même.
Jean-François Draperi