Ce numéro spécial sur l’entreprise de l’ESS a été conçu et réalisé par le comité de rédaction de la Recma. Nous avons voulu éclaircir ce concept central de la définition de l’ESS, en rappeler les origines, expliciter sa définition juridique, mesurer sa place à l’échelle internationale, souligner les débats qu’il suscite. Les articles qui composent ce numéro sont signés par des membres universitaires du comité, qui privilégient les mises en perspective théoriques et croisent des approches historiques, juridiques, économiques et sociologiques. Ils ne prétendent pas, tant s’en faut, épuiser le concept : d’autres disciplines (gestionnaires, géographiques, anthropologiques, psychologiques, philosophiques...) et d’autres approches (empiriques, comparées, expérimentales, etc.) auraient été nécessaires pour cerner cet objet apparemment si concret mais si abstrait à l’analyse, a priori si simple mais si complexe à la réflexion, qu’est l’entreprise d’ESS.
L’entreprise d’économie sociale et solidaire est un objet social en constante évolution, qui varie en fonction des époques et des lieux. On peut comprendre ses variations à partir d’axes multiples, mais le plus essentiel est sans doute la tension entre sa dimension sociale et sa dimension économique, qui s’exprime de plusieurs façons.
Ainsi que l’identifie l’article d’ouverture, ce fait est peut-être fondateur : l’entreprise de l’ESS résulte de deux démarches – associative et entrepreneuriale – fondamentalement distinctes, voire opposées. Définir ces deux démarches permet de mesurer les difficultés et les enjeux de l’entreprise de l’ESS.
Coopératives et associations, figures de référence
Danièle Demoustier rappelle que la coopérative est l’entreprise qui a inspiré et défini l’économie sociale dans les années 1970. Mais quelle conception de l’entreprise ? L’auteur de référence, Henri Desroche, « renoue avec une vision très politique de l’entreprise coopérative comme levier de transformation sociale ». L’entreprise ne saurait être d’ESS si elle n’était émancipatrice. Se penchant sur le temps présent, l’auteur conclut : « Alors que la société de personnes et l’association ouvrière désignaient une ambition à la fois de multifonctionnalité et de transformation sociale, la référence à la société commerciale et à l’entreprise révèle l’appauvrissement à la fois des fonctions et des projets ».
Interviewée par Édith Archambault, Nicole Alix dresse le même constat à propos des associations, expliquant que, dans les années 1960, « seules les associations d’éducation populaire sont considérées comme de véritables associations. Les autres sont dénommées “œuvres” privées et se revendiquent souvent comme telles ».
Ainsi se dessine un axe commun aux coopératives et aux associations comme groupements de personnes servant l’émancipation et la transformation sociale. Cette revendication ne peut être entendue que si elle est portée par les fédérations associatives et coopératives. Ce fut le cas des associations d’éducation populaire, qui, poursuit Nicole Alix, en dépit de leurs divisions, pouvaient compter sur la « connivence » d’un ministère dont les fonctionnaires étaient également souvent des militants.
David Hiez illustre à son tour ce positionnement des entreprises de l’ESS au carrefour des sciences économiques et des sciences de l’éducation en soulignant que « la force des entreprises de l’ESS consiste à chercher [...] à intégrer les personnes au cœur du projet de l’entreprise pour en faire des membres de l’entreprise ». Analysant la loi française, il qualifie « la définition légale de l’entreprise d’ESS de réticulaire, car elle n’envisage pas cette entreprise comme une unité autonome dotée d’un régime juridique spécifique ». Ainsi, « faute d’un régime juridique propre, cette entreprise d’ESS est surtout un objet pour les politiques publiques », ce qui l’oppose assez nettement au modèle initial de l’entreprise d’ESS.
Cette centralité de la coopérative est confirmée par l’analyse des lois ESS dans le monde. Gilles Caire et Willy Tadjudje constatent que l’ensemble des coopératives sont comprises dans la définition de l’entreprise d’ESS dans toutes les lois ESS (à une exception près), soit dans une vingtaine de pays. Les associations sont le deuxième ensemble intégré, mais seulement pour une partie d’entre elles. Quant aux entreprises sociales, elles sont présentes dans onze pays, dont huit européens. Ce qui ne doit pas conduire à les minimiser, ainsi que le souligne Henry Noguès, qui distingue à ce propos les courants qui les composent. Au-delà de leur diversité, c’est l’entreprise – et parfois l’entrepreneur – qui est désormais mise en avant, faisant passer au second plan la société de personnes (coopérative ou association) proprement dite.
Parties prenantes ou membres ?
Le fait que l’entreprise devienne centrale dans l’approche d’ESS témoigne de la promotion de la dimension marchande et commerciale de l’ESS. Inversement, l’entreprise de l’ESS ne semble plus nécessairement représenter un avantage ou un atout du point de vue social. Elle est ainsi soumise à une double pression externe, économique et sociale.
Dans leur contribution, Éric Bidet, Mayline Filippi et Nadine Richez-Battesti citent la loi Pacte : « La société (terme juridique retenu pour désigner l’entreprise) est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. » Ils soulignent que l’ESS est parfois perçue comme un modèle ancien.
Pour les auteurs ayant inspiré la loi Pacte, l’ESS est dépassée par une « économie responsable, parvenant à concilier le but lucratif et la prise en compte des impacts sociaux et environnementaux ». Les faiblesses de l’entreprise d’ESS sont mises en avant : « une moindre qualité de l’emploi dans les associations » ; « la gouvernance associative [...] complexe à faire fonctionner et (pouvant) même être dévoyée ». Enfin, le modèle est questionné par « la participation croissante d’associés non coopérateurs ou la création de filiales commerciales par des structures de l’ESS, menant notamment à la constitution de groupes coopératifs ou associatifs ».
En bref, soit l’entreprise d’ESS (notamment associative) n’est pas dans le marché et ses emplois sont précaires, soit elle est dans le marché et elle trahit son modèle.
Mais en quoi la mise en exergue des difficultés des sociétés de personnes rendrait plus désirable les sociétés de capitaux ?
Pour répondre à cette question il est nécessaire de revenir sur la conception de l’entreprise désormais presque classique, celle qui la définit non plus comme une réunion d’actionnaires (shareholder value) mais comme la réunion de parties prenantes (stakeholder value). C’est ce « basculement » qui amorce l’idée de l’entreprise responsable et qui « essentialise » l’entreprise comme acteur social.
Cependant, désigner l’entreprise comme un ensemble de parties prenantes sans questionner sa propriété a l’allure d’un tour de passe-passe, et l’on est en droit de se demander si cette conception n’a pas pour effet, sinon pour visée, de réduire la légitimité et la place centrale des salariés en tant que travailleurs. Le fait de ne plus désigner les actionnaires comme propriétaires et de considérer les salariés comme des parties prenantes parmi d’autres réduit la conception de l’entreprise comme lieu de lutte entre des salariés et des actionnaires, confrontation historique s’il en est. Ce basculement signale aussi le passage de la lutte des salariés à la coopération des collaborateurs. En lieu et place de cette lutte, se dessine l’entreprise des parties prenantes, au service de la société. Mais, comme le rappelle David Hiez, « la théorie des parties prenantes ne recherche pas l’intégration en qualité de membres des “parties” ». Elle bute donc sur la question de la propriété de l’entreprise, qui constitue l’une des pierres angulaires de l’entreprise d’ESS. David Hiez précise qu’« il y va d’une question de pouvoir dans l’entreprise, mais aussi d’émancipation individuelle de celles et ceux qui, autrement, seraient des clients au service de l’entreprise ». Les entreprises de l’ESS auraient tort de prendre à la légère les analyses critiques qui les concernent : elles sont autant de formes d’expertises. Mais il faut également les situer.
Les critiques relatives à la gouvernance démocratique ne concernent pas les entreprises classiques les plus avancées dans la RSE puisqu’elles n’ont pas de membres, et, partant, de gouvernance démocratique. Et les critiques envers les entreprises de l’ESS devenues des groupes ne sont jamais formulées à l’encontre des sociétés de capitaux, alors que le modèle le plus commun et abouti de celles-ci est le groupe. En ce sens, les critiques les plus incisives portées aux entreprises de l’ESS consacrent également leurs singularités les plus essentielles.
Jean-François Draperi