Vent nouveau sur la recherche en ESS

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La diversité des articles qui composent ce numéro 350 de la Recma témoigne de la multiplicité des approches et des formes de l’économie sociale et solidaire. Cette multiplicité a été soulignée de longue date – à vrai dire dès l’émergence du concept d’économie sociale dans les années 1970. Elle a cependant évolué en relation avec les transformations de la société et sous les impulsions de la recherche. Celle-ci est aujourd’hui en effervescence. Comme l’indiquent les temps forts sur le réseau Emes (Francesca Petrella et Nadine Richez-Battesti), l’IRTS (Édith Archambault) et le Rulescop (Jorge Munoz), les rencontres entre universitaires de nombreux pays connaissent un succès croissant et associent des publics renouvelés, particulièrement des jeunes chercheurs.
Le présent numéro est à l’image de cette effervescence. Les six articles qui le composent illustrent la diversité des démarches à travers trois thèmes : l’ESS à La Réunion, la coopérative et le microcrédit.

L’ESS à La Réunion : deux postures de recherche
Dans un article qui se lit comme le récit d’une aventure, la meilleure connaisseuse de l’ESS à La Réunion, Guilaine David, offre une mise en perspective historique et politique remarquable des coopératives, mutuelles et associations de l’île. Elle montre que ce récit renvoie à des histoires multiples et témoigne de l’importance de médiations institutionnelles pour développer l’interconnaissance. Frédéric Annette, Patrick Valéau et Philippe Eynaud se penchent quant à eux sur l’entrepreneuriat institutionnel, une démarche souvent mal identifiée. Les auteurs s’attachent à identifier les phases de son émergence à La Réunion au cours des quinze dernières années et la place qu’il peut prendre dans l’essor de l’ESS. Une comparaison entre ces deux premiers articles montre à quel point la recherche emprunte des voies différentes : le premier s’ancre dans une connaissance profonde liée à un poste d’observation privilégié occupé durant treize années, le second s’appuie sur une thèse de doctorat portant sur un objet très précis, défini à partir d’un cadre théorique forgé à partir d’autres objets d’études. La Réunion est ici un terrain venant élargir la sphère de validation d’une théorie plus générale.

L’individuel et le collectif dans la coopérative
Dans un article intitulé « Les parts congrues de la coopération : penser la question de  la propriété au sein des coopératives », Stéphane Veyer et Joseph Sangiorgio prolongent leurs travaux sur les coopératives d’activités et d’emploi (CAE). Ils mettent en évidence de nombreuses questions relatives à la gestion, à l’organisation et à l’activité des CAE. Les auteurs montrent en particulier que « la vie démocratique interne à la coopérative s’est structurée autour d’une détermination claire et transparente des parts congrues de la coopération », c’est-à-dire de la répartition privée ou collective de l’excédent de gestion. Est-ce à dire que, loin d’être une simple coopérative d’entre preneurs individuels, la CAE est, par sa structuration même, un lieu d’apprentissage de la démocratie et de la coopération ? Changement d’univers : qu’est-ce qui incite des agriculteurs à rejoindre une coopérative qui, par croissance externe, a absorbé la société commerciale dont ils étaient fournisseurs ? Francis Declerck et René Mauget formulent des réponses inédites et très intéressantes, qui permettent de comprendre les déterminants des relations entre une coopérative mère et sa filiale. Simultanément, ils éclairent le débat sur le périmètre coopératif. Les auteurs de ces deux articles – sur les CAE et sur de grandes coopératives agricoles – posent ainsi la question des conditions de la démocratie coopérative, de la participation économique et de la dévolution de l’excédent.

Les limites du crédit sans épargne
Timothée Narring a étudié les banques communautaires de développement au Brésil en s’appuyant sur l’une d’entre elles, Banco Bem. En comparant cette dernière à Banco Palmas, l’auteur montre la segmentation qui s’instaure en lien avec l’instituionnalisation : « La première propose des crédits d’un faible montant à un coût infime [...], mais l’accès à l’emprunt reste très limité. À l’inverse, la seconde est parvenue à s’institutionnaliser comme une véritable “banque de la périphérie” et répond rapide- ment aux demandes des ménages de plusieurs quartiers ; cependant, les contraintes [...] ont provoqué l’augmentation du coût du crédit initial [...]. Les populations cibles de ces deux institutions tendent ainsi à différer : les ménages les plus pauvres du quartier pour Banco Bem, alors que Banco Palmas s’adresse à des foyers ayant davantage stabilisé et légalisé leur situation. »
En exploitant les résultats d’une large enquête menée auprès de 56 groupements villageois du sud du Sénégal, Serigne Diop observe les apports et les limites des micro-prêts accordés à ces derniers par les institutions de microfinance. Concluant à leur rôle positif, il en souligne également les travers : « Détournement des fonds provenant de financements [...], mauvaise gestion des flux de trésorerie, [...] dérives des Institutions de microfinance, etc. »
Les limites des organisations étudiées dans ces deux derniers articles interrogent. Ne proviendraient-elles pas essentiellement de la dissociation de l’épargne et du crédit. Cette dissociation place en effet les bénéficiaires dans une situation de dépendance face aux institutions qui financent ou garantissent le financement, alors que le crédit articulé à l’épargne donne aux bénéficiaires l’accès à un pouvoir décisionnel, comme par exemple dans la Caisse de Kafo Jiginew au Mali. Aussi n’est-il sans doute pas inutile de rappeler ici ce que les copératives bancaires considèrent comme un point fondamental : les coopératives de crédit sont également des caisses d’épargne. L’effervescence de la recherche renouvelle ainsi le questionnement sur la définition de l’ESS. Mais la problématique de l’identité de l’ESS ne se pose peut-être pas aujourd’hui. S’il est un temps pour élargir et un autre pour consolider, nous sommes sans aucun doute dans le temps de l’élargissement.

Jean-François Draperi

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