Les praticiens, chercheurs, militants et partenaires de l’économie sociale et solidaire vivent une période privilégiée. Rarement l’ESS, en effet, aura connu une telle effervescence. Elle vit un tournant de son histoire d’une importance telle qu’il n’en a existé que trois dans son histoire bicentenaire.
Du travail au développement
L’ESS est née au début du XIX e siècle d’un questionnement du rapport au travail. L’abolition du salariat fut sa première revendication et l’utopie d’une micro-république des producteurs nourrit son premier projet. Durant cette première phase, la liberté du travail fut sa principale préoccupation. Comme le souligne Timothée Duverger dans sa contribution, ce mouvement connut son apogée en 1848. Économiquement marginalisé par l’essor de la grande entreprise, il n’en déboucha pas moins sur les premiers statuts juridiques des coopératives et des mutuelles. L’ESS prend un premier tournant au cours de la seconde moitié du XIX e siècle en répondant de façon originale à l’essor de la consommation et de la vie sociale. Cette deuxième phase connaît un grand développement des coopératives de consommateurs, des mutuelles puis des associations sportives, sociales et culturelles. Ce tournant témoigne à la fois de l’insuffisance d’une action menée à la seule échelle de l’entreprise et de la capacité de l’ESS à se renouveler en relation avec le mouvement social en accompagnant l’émergence de l’État social. Les coopératives de consommation portent une utopie transformatrice, celle d’instaurer une république des consommateurs, qui perdure dans l’esprit des militants jusque dans les années 1960. La Sadel (Société angevine d’édition et de librairie) étudiée dans ce numéro par Valérie Billaudeau et Patrice Moysan est, parmi mille, une concrétisation de cette utopie. Après 1945, les mutuelles redéfinissent leur rôle en complément de la Sécurité sociale. Les associations, particulièrement celles intervenant dans le secteur social et médico-social, constituent une composante essentielle de l’ESS jusqu’à devenir aujourd’hui la plus importante en termes d’emplois.
La faiblesse de la vie démocratique d’un grand nombre de ces organisations témoigne du fait que l’expression du pouvoir de l’usager, pour nécessaire qu’elle soit, est insuffisante. C’est l’une des leçons de la réflexion menée par Philippe Eynaud dans son article sur la gouvernance associative, relative à la gouvernance multi-acteurs. Un second tournant a lieu à partir de 1960. Accédant à l’indépendance politique, les pays de l’hémisphère Sud conçoivent un développement endogène reposant sur les associations villageoises et les coopératives rurales. Cette troisième phase de l’ESS révèle simultanément sa portée universelle et le rôle limité que peuvent jouer les États dans son essor, ce que montre une nouvelle fois Willy Tadjudje dans sa contribution sur Madagascar. Cette leçon est importante à l’heure où les collectivités territoriales s’engagent dans l’ESS.
Multi-sociétariat et territoires
Nous vivons ainsi un troisième tournant, ouvrant sur une quatrième phase. Celle-ci se caractérise par un essor des initiatives réunissant plusieurs types de membres – principalement des producteurs salariés ou indépendants, des consommateurs et des collectivités. Qu’on pense aux Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), aux coopératives d’activités et d’emploi (CAE), aux sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), au commerce équitable, aux pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) ou aux plates-formes collaboratives, les grandes innovations contemporaines relient producteurs et consommateurs. Ce rapprochement des rôles socioéconomiques se traduit également par des transformations, telles celle de la Sadel, sans doute inimaginables il y a encore quelques années.
Le renouveau du multi-sociétariat et de l’inter-coopération inscrit l’ESS dans les territoires. C’est si vrai que nous pouvons désormais caractériser des territoires d’ESS, comme le propose Cécile Le Corroller, qui en identifie quatre modèles. Pour faire face au risque de s’éloigner de leur base géographique, les grandes organisations de l’ESS se tournent vers les nouvelles technologies. C’est l’objet de la recherche-action action menée au sein de la coopération agricole dont rendent compte Sabine Duvaleix-Tréguer, Françoise Ledos et Guillaume Lepetit. Alliée à l’économie de proximité – que Georges Fauquet nommait « économie proprement privée » pour l’opposer à l’économie capitaliste – et à l’économie des collectivités territoriales, l’ESS définit un mode de développement original dont on peut espérer qu’il réponde aux enjeux écologiques les plus urgents. Les circuits courts, la consommation responsable, de nouvelles offres d’énergie, de transports, d’alimentation, de construction, d’agriculture, de tourisme, d’usages des nouvelles technologies, etc. illustrent une nouvelle façon de concevoir l’ensemble de la vie économique et sociale.
Tout se passe comme si l’ESS ambitionnait de servir un développement local répondant à la fois aux besoins immédiats des habitants et à ceux des générations à venir. Nous sommes dans le temps de ce qu’on pourrait nommer les méso-républiques : ni à l’échelle, micro, de l’entreprise ; ni à celle, macro, des pays ; mais à l’échelle méso des bassins de vie.
Devenir la norme
Encore faut-il le dire, échanger, se soumettre à la critique pour mieux progresser, ne pas risquer de perdre son identité sous la pression d’une économie dominante adverse. La Recma est l’espace privilégié d’analyse des pratiques d’ESS. Nous invi- tons donc les entreprises et les composantes de l’ESS dont les innovations sont méconnues, telles celles de la Mutualité, dont nous savons le déficit de recherches à son sujet, à susciter le débat, à lancer des appels d’offres de recherche, à soutenir plus largement encore de jeunes chercheurs afin de déplacer les termes des débats scientifiques, à faire en sorte que les préoccupations et les termes de l’ESS deviennent progressivement ceux de l’économie classique. Et non l’inverse.
Jean-François Draperi