Nombreux sont celles et ceux qui se sont étonnés puis inquiétés de la discrétion de l’économie sociale au cours des derniers mois. De nombreux communiqués ont été adressés à la presse à l’initiative de fédérations coopératives, mutualistes ou associatives, chacune exprimant à sa façon et pour ce qui la concerne ses réflexions face à la crise financière. Plusieurs médias régionaux, quelques journaux nationaux ont réalisé des dossiers sur l’économie sociale. Cependant, il n’y a pas eu de parole forte de l’économie sociale, que ce soit à l’échelon français ou européen, exposant une position claire relativement à la crise. Cette retenue n’est pas nouvelle, mais elle contraste avec l’idée partagée par la grande majorité des acteurs de l’économie sociale selon laquelle, au-delà de ses conséquences désastreuses, la crise est sans doute une opportunité.
De ce constat au jugement de valeur, il n’y a qu’un pas… que nous ne franchirons pas. Si l’économie sociale ne communique pas plus, si ses membres ne parlent pas d’une même voix, c’est, à n’en pas douter, pour des raisons puissantes et complexes : au fond, chacun cultive un regret. Face à cette difficulté, la première urgence est sans doute de poursuivre le débat, d’être capable de résoudre les désaccords ou les conflits par le dialogue et la coopération pour, enfin, (re)trouver un point d’appui commun.
A côté de cette voie, inévitablement difficile, dans laquelle sont engagés quotidiennement les leaders de l’économie sociale et solidaire, se présente également la voie de l’utopie. Elle n’est guère plus aisée. Toutefois, engageant moins l’immédiat, elle risque moins. En second lieu, n’étant pas négociée, elle ne constitue qu’une simple proposition dont le lecteur dispose à son gré. En troisième lieu, l’utopie a maintes fois prouvé son utilité : elle peut contribuer à soutenir celles et ceux qui sont « au front » quotidiennement et les accompagner dans la fixation d’un horizon à moyen ou à long terme. Enfin, la pensée projective peut être brièvement exprimée, même si elle résulte nécessairement d’un travail de longue haleine.
Nous croyons donc prendre un risque limité en soumettant la brève proposition suivante.
1. Fortifier les statuts, les normes et les mesures de l’économie sociale
La défense de la possibilité d’entreprendre par le regroupement de personnes est une nécessité, peut-être la première, puisque la disparition de cette possibilité signifierait la fin ou la marginalisation absolue de l’économie sociale et solidaire. Elle exige un travail constant à tous les échelons de la vie politique. Au-delà des statuts, ce sont les normes et les évaluations qu’il s’agit de définir et de valoriser. La crise est en premier lieu une crise des régulations actuelles du capitalisme, celle des autorités administratives publiques – comme l’OMC – et des autorités privées – comme l’International Accounting Standard Board (IASB), aujourd’hui sermonnée à la fois par le Parlement européen et par la Commission. Les partenaires tout désignés de l’économie sociale dans ce travail considérable sont les instances onusiennes, auxquelles appartient d’ailleurs statutairement l’Alliance coopérative internationale (ACI). La proximité historique de la Recma avec l’ACI et avec l’Organisation internationale du travail (OIT) témoigne en faveur du renforcement de cette alliance.
Se conformer aux règles bancaires, assurantielles, aux marchés publics, aux normes de sécurité est une exigence parce qu’il faut survivre ; mais en même temps, l’économie sociale doit produire ses propres normes, ses propres marchés, en s’appuyant sur ses valeurs. Evaluer l’économie sociale en mesurant sa participation au PIB et le nombre d’emplois, bien sûr ; mais simultanément, mettre en avant ses atouts : le nombre de ses membres, leur qualité, le nombre de CA et d’AG, la participation à ces instances, les heures de formation des administrateurs, etc. Bref : il ne suffit plus de communiquer sur les valeurs partagées. Il faut concevoir des outils communs de mesure, dans les domaines les plus variés du droit, de l’économie, de la gestion, de la comptabilité, de l’écologie, des sciences humaines. Certes, nous ne partons pas de rien, mais nous devons fournir un travail théorico-pratique immense et unir nos forces pour le valoriser, avec pour objectif que ses résultats deviennent la norme de la société future.
2. Etablir des partenariats avec les économies du travail
L’économie sociale et solidaire ne peut répondre aux enjeux de la société contemporaine, enjeux aussi bien humains qu’environnementaux, sans établir des partenariats avec les autres économies valorisant le travail avant le capital : l’économie domestique (non marchande), l’économie proprement privée de la petite entreprise, l’économie publique. Ces économies – domestique, privée, sociale et publique – sont fondamentalement différentes, mais elles partagent une même raison d’être – l’activité et l’usage – et une même énergie – l’innovation. Des partenariats doivent être développés, aussi bien au niveau des entreprises qu’à celui de leurs instances représentatives. L’économie sociale prolonge l’économie proprement privée – c’est-à-dire plus de 90 % des entreprises – en lui donnant les moyens de résister aux grandes entreprises. L’économie publique peut s’appuyer sur l’économie sociale pour certains services d’intérêt général. Les partenariats, dans certains cas les alliances avec ces secteurs, peuvent permettre une maîtrise commune renforcée sur les secteurs de la production agricole, l’artisanat, le bâtiment, la gestion de l’eau, la production énergétique, les transports collectifs, la santé, l’éducation populaire, les services sociaux, le commerce local et international, la distribution, l’assurance, l’épargne et le crédit solidaire, la production biologique.
3. Développer de très grandes unités en alliance avec les salariés
La très grande majorité des entreprises de l’économie sociale et solidaire réunit non des salariés, mais des usagers. Ces entreprises ne peuvent se passer ni d’un dialogue avec les représentants des salariés ni de croissance externe. Les deux exigences peuvent être abordées de façon conjointe, car elles sont complémentaires. Le dialogue avec les représentants des salariés est indispensable, car il conditionne la résolution de la question du juste prix, qui définit les conditions du partage du résultat entre travailleurs et consommateurs. C’est le principal problème économique auquel l’économie sociale s’est confrontée au cours de son histoire et elle n’a pas toujours su le résoudre.
La croissance externe est indispensable, non seulement pour survivre dans la compétition avec les firmes capitalistes, mais aussi parce qu’à long terme il y aura un perdant. Il y aura un perdant parce que les deux logiques de l’économie sociale et de l’économie capitaliste sont antagoniques. Aujourd’hui, force est de vivre avec. Mais nous connaissons tous la pression que la gestion capitaliste exerce sur les activités des groupements de personnes : à travers la mise en concurrence des associations, la restriction des budgets publics, l’obligation de suivre des règles assurantielles et bancaires qui mettent en cause la solidarité, la comptabilité exclusivement conçue pour exprimer le rendement des actions (sous le doux vocable de « juste valeur »), la gestion des collectivités, des hôpitaux et des administrations qui reprend le même cadre conceptuel que les sociétés de capitaux, les conséquences directes ou indirectes de cette gestion : marchandisation toujours plus forte de la santé, accroissement des inégalités de traitement, destruction de la planète, etc. Cette gestion à laquelle nous sommes contraints rend toujours plus périlleux le respect de nos valeurs et principes les plus essentiels.
Pour contrer cette forme d’invasion, il faut aller au-delà de la production de droit et de règles alternatives : il faut aussi que les entreprises détenues par les usagers, coopératives, mutuelles et associations transforment les sociétés de capitaux en entreprises d’économie sociale. Pour ce faire, l’alliance entre salariés et usagers est indispensable, car elle seule permet d’établir un contre-pouvoir au capital et à l’économie de rente. Mais l’effort à produire est énorme, non seulement en termes économiques, mais aussi et sans doute surtout en termes idéologiques. Il faut saisir l’économie sociale et solidaire comme un ensemble d’expériences humaines et économiques non superposables, suivant une très grande amplitude. Il faut admettre les errements, les analyser avant de les juger, construire de nouvelles normes. Il faut faire coexister la plus grande diversité dans un même ensemble de penser et d’agir, celle précisément de groupes de personnes dont les conditions de formation psychologiques, culturelles, sociales, économiques, historiques et géographiques sont les plus diverses. L’économie sociale et solidaire est, inévitablement, à l’image de cette multiplicité, infiniment variée.
C’est à ce prix qu’elle peut prétendre constituer une alternative. A défaut, elle peut garder des niches et prévenir les agressions. Ce qui n’est absolument pas méprisable. C’est simplement une grande désillusion.
Mais il n’y a pas de raison qu’elle échoue : s’accorder sur un projet d’économie sociale avec la société civile, les petites et moyennes entreprises, les collectivités publiques et les salariés, c’est s’appuyer sur la société pour transformer l’économie.
Si l’économie sociale et solidaire fait l’effort de développer ses statuts, de mieux connaître ses fonctionnements propres et de faire reconnaître ses modes d’évaluation (1), si elle établit des partenariats avec les autres économies du travail (2), si elle s’allie avec les organisations des salariés pour acquérir et transformer les sociétés de capitaux (3), alors elle est en capacité de transformer la crise du capitalisme en une mutation au bénéfice de toute la société.
Jean-François Draperi