En tête de cet éditorial, je salue la mémoire de François Espagne qui nous a quitté le 30 novembre 2019. L’ancien secrétaire général de la Confédération générale des sociétés coopératives ouvrières de production (CG Scop) était l’un des meilleurs spécialistes de la coopération de production, qu’il a analysée sous les angles historique, juridique et doctrinal.
L’amitié de François Espagne va nous manquer, son œuvre continuera de nous accompagner. Si sa modestie explique peut-être que ses travaux ne soient pas mieux connus et reconnus, elle ne peut masquer sa vaste culture, son ardente curiosité, la profondeur de son esprit critique, l’élégance et la concision de son écriture. En témoignent ses contributions disponibles en ligne : (https://www.les-scop.coop/sites/fr/les-scop/culture-scop/doctrines).
Nous aurons l’occasion de revenir sur son œuvre dans un ou plusieurs numéros à venir.
Le territoire comme finalité
Ce numéro 355 témoigne peut-être d’un tournant dans la façon dont les acteurs de l’ESS conçoivent leur rôle : considérant hier encore l’ESS essentiellement comme une forme économique spécifique, ils la définissent de façon croissante comme une actrice du développement des territoires. Ainsi, le Forum de l’ESS et de l’innovation sociale qui se tenait à Niort les 6, 7 et 8 novembre 2019 a changé de forme. « Le salon, qui privilégiait la présentation des structures, s’est transformé en un forum principalement tourné vers les échanges et les débats pour éclairer la question : “En quoi l’ESS et l’innovation sociale sont-elles des outils au service des territoires et des réponses aux défis de la société ?” », écrit Danièle Demoustier dans les temps forts de ce numéro.
En quelques années, la question de la relation entre l’ESS et le territoire est devenue classique, alors qu’elle était restée dans l’ombre durant plusieurs décennies. Le territoire s’inscrit comme un tiers entre le micro de l’entreprise et le macro de la société globale, au sein duquel l’ESS prend un sens nouveau. L’échelle méso du territoire – qui nous a fait nommer le temps contemporain de la coopération comme celui des « méso-républiques » – permet de relier les pratiques entrepreneuriales à une finalité appréhendée en tant que valeur d’intérêt général.
Dans son article sur la monnaie basque « La monnaie eusko, une démarche stratégique dédiée à la création de valeur publique territoriale », Fabienne Pinos confronte un modèle théorique (l’approche de Moore) à la monnaie locale et met en évidence le lien entre le sens de l’action de collectifs citoyens et la conception de l’eusko : l’eusko n’a pas qu’une finalité économique de relocalisation, il a également et surtout une finalité sociale, associative et démocratique.
Les Cigales ont déjà une longue histoire derrière eux. L’originalité de l’article de Jérôme Trotignon « Les clubs d’investisseurs Cigales et leur gestion de l’épargne solidaire : un commun de la finance territoriale ? » est de les analyser au prisme de la théorie des communs. La légitimité de cette approche s’ancre dans l’importance de l’auto-organisation des Cigales et dans la constitution d’une communauté se dotant de ses propres règles.
La constitution de nouveaux espaces de rencontre est au centre de l’article de Basile Michel et Emmanuel Bioteau « L’ESS dans les quartiers créatifs : ancrages et utilité sociale dans les territoires de proximité ». Comme le concluent les auteurs : « Si l’impératif d’une soutenabilité financière des organisations est bien présent dans l’ESS culturelle et créative, il est placé au second rang des motivations partagées par la majorité des acteurs de ces secteurs, et qui portent prioritairement sur la création artistique et l’utilité sociale ».
Le moteur de l’action collective
Au-delà de leur objet et quoique s’inscrivant dans des champs théoriques très différents, ces trois articles démontrent le caractère déterminant de la dimension sociétale de l’action, y compris lorsque celle-ci paraît être essentiellement de nature économique et financière comme elle l’est dans les deux premiers textes. Le territoire semble constituer le cadre commun permettant de comprendre la réorganisation frappante de la hiérarchie des moteurs de l’action collective, qui, dans les trois contributions, place l’utilité sociale en tête.
D’une certaine façon, c’est la nature de cette dimension que précise l’article sur « L’enseignement du cirque à des fins sociales : Crescer et Viver (Rio de Janeiro, Brésil) ou l’inclusion par les arts », de Iza Nouiga, Coralie Eyssallenne et Marlei Pozzebon. La coopération, la pratique collective, la bienveillance pédagogique, la démocratie sont les conditions inspirantes de l’intégration sociale.
A l’inverse, dans son article sur « Les entreprises sociales d’insertion en Suisse face aux contrats de prestations », Véronique Antonin-Tattini montre combien le caractère hybride des entreprises sociales d’insertion les rend particulièrement sensibles aux isomorphismes - dans le cas présent, aux isomorphismes qu’introduisent les contrats de prestation, comme la perte de l’autonomie de gestion par rapport à l’État ou l’embauche de professionnels formés à la finance et à la gestion. Pour autant, les contrats de prestations peuvent également devenir un « outil social et d’économie plurielle ».
Dans son article sur « La prise en compte des besoins des femmes dans le cadre mutualiste (XIX e -XX e siècles), Charlotte Siney-Lange souligne le rôle crucial mais méconnu joué par les mutuelles dans l’émancipation féminine : Léonie Toureille, la Mutuelle familiale, la polyclinique des Bluets, les consultations du centre médical de la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN), la collaboration entre la Mutuelle nationale des étudiants de France (Mnef) et le planning familial, le soutien au Mouvement de libération des femmes, jusqu’à la prise de position du président de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) Thierry Beaudet en 2019 sur la procréation médicalement assistée (PMA) et « la diversité des modèles familiaux » : les mutuelles ont été des actrices majeures des congés maternité, l’accouchement sans douleur, la contraception, la légalisation de l’avortement. L’auteure de cet article sera l’invitée des Dialogues de la Recma le 11 février prochain.
Jean-François Draperi