S’il avait été écrit il y a un mois, cet éditorial aurait sans doute porté son attention sur le mouvement social qui a saisi la France au début de l’année 2020 consécutivement à la politique de son gouvernement – dont le projet de réforme des retraites. Comme dans d’autres revues à caractère scientifique, les membres du comité de rédaction de la Recma ont échangé leurs analyses de ce mouvement. À la différence de nombreuses revues qui ont pu prendre une position (1) , les approches qui se sont exprimées se sont révélées très variées. La politique gouvernementale a été âprement critiquée ou comprise comme une expression du recul inéluctable du rôle de l’État. De telles différences peuvent être perçues comme paralysantes. Nous pensons qu’elles fondent l’une des qualités de la Recma, de celles qui garantissent la richesse des débats et une forme d’indépendance intellectuelle. La Recma est un lieu de réflexion et d’expression scientifiques : la controverse et le débat contradictoire sont naturellement présents à chaque réunion du comité de rédaction. Ce qui nous paraît essentiel est que nous soyons capables de tels échanges. Cette capacité suppose de partager un langage conceptuel et des objets et centres d’intérêt communs. Elle est aussi une forme d’engagement.
Mais la crise dramatique liée à la pandémie du Covid-19 semble avoir effacé des mémoires un mouvement qui touchait pourtant une large part de la société et de ses institutions. Un autre fait social, plus impactant encore, aura-t-il imposé une autre actualité dans trois mois ?
Ce que nous savons aujourd’hui, c’est que la situation que nous vivons est inédite : la moitié de l’humanité est confinée dans des espaces privés inégaux mais pour l’essentiel très réduits ; il lui est interdit ou vivement déconseillé de cheminer et de rencontrer ses voisins les plus proches. Reliés par la machine, certes, mais dans un isolement physique qui ne peut que nous affecter, les animaux sociaux que nous sommes sont amenés à réfléchir différemment.
Le marché pris en défaut
Nous ne pouvons nier la prévalence du marché dans la régulation de l’économie contemporaine. Il était inimaginable, il y a un mois encore, qu’un acteur social quel qu’il soit – en l’occurrence des gouvernements nationaux – puisse agir de façon décisive, massive, contre « le marché ». Les contraintes financières qui imposaient leurs lois ont été balayées en quelques jours – à un coût qu’on ne mesure certes pas – par une autre contrainte, de nature sanitaire. La question que posaient les personnels hospitaliers depuis plus d’un an sans parvenir à se faire entendre a donc une réponse : la majorité des gouvernements considèrent que la préservation de la santé de la population est plus importante que les équilibres économiques fondamentaux. La pandémie permet de renouveler le questionnement sur le marché, la mondialisation, les équilibres économiques, les inégalités sociales, exacerbées par le confinement, la violence et la guerre, le rapport au travail, l’écologie. Puissions-nous, acteurs et chercheurs de l’ESS, en saisir toute l’importance.
Plus concrètement encore, du point de vue de l’économie sociale, chacun peut observer la multiplication des solidarités. Une parmi cent : des milliers de couturières – plus de 10 000 – de la région des Hauts-de-France (et d’ailleurs) fabriquent de façon volontaire et gratuite des masques protecteurs. Elles témoignent que la grande région manufacturière qui a vu supprimer tant d’emplois dans le secteur reste une terre de textile et de solidarités. Au-delà des masques produits, les couturières donnent un sens et une richesse sans équivalents à leur temps. Sans investisseur, ni mesure ni recherche d’un
Social Return on Investment, cet élan sera-t-il le prélude d’une nouvelle coopération de travail et d’une forme de renaissance professionnelle du secteur ? Pourquoi pas ?
Approfondir nos réflexions sur le futur de l’ESS
Cette question est illustrée par deux articles de ce n° 356. « De la contestation des accords du Gatt à la création des Amap : genèse d’un mouvement devenu emblématique de l’ESS », de Jean-Baptiste Paranthoën, et « Quels pouvoirs informels au sein des circuits courts et locaux agroalimentaires ? Le cas du Limousin », de Marius Chevallier et Julien Dellier, illustrent ce que l’économie sociale doit à l’engagement et plus largement à ce qu’on appelle les mouvements sociaux. La crise actuelle sera-t-elle génératrice de tels mouvements ?
Il y a quelques mois, une large part de la société et de ses institutions se mobilisait pour dénoncer un retrait croissant du gouvernement français, voire exprimer un sentiment d’abandon. La mobilisation actuelle des États mais aussi la nouvelle puissance des banques centrales sont-elles des épisodes transitoires ou de nature à changer les rapports entre l’économie sociale et l’État ?
Deux articles abordent cette question dans d’autres périodes historiques critiques : celui d’Álvaro Garrido, « L’économie sociale au Portugal de la révolution des Œillets de 1974 jusqu’aux années 1990 : institutionnalisation, débats et compromis », et celui d’Alexia Blin, « Aider les coopératives à aider l’État. Politiques publiques et coopératives rurales aux États-Unis ». Analysant finement le rôle crucial des États dans l’institutionnalisation des mouvements, ils peuvent sans aucun doute éclairer les politiques publiques à venir.
L’inévitable ré-institutionnalisation est également le temps de nouveaux enjeux.
Dans leur contribution « Caractériser la démarche des Scop en matière de RSE : quel couplage entre les discours, pratiques et outils », Christophe Maurel et François Pantin soulignent les avancées des Scop en matière de RSE, tout en pointant leur nécessaire progression sur le volet environnemental. Se penchant sur les « facteurs de réussite de trois coopératives en Israël dans les années 1980 », Zvi Galor donne une nouvelle analyse de l’intervention des kibboutzim sur les marchés.
Ce n° 356 peut être lu comme une exemplification et une analyse du double processus que la crise actuelle est en passe de provoquer : l’expression d’une économie sociale et solidaire « instituante » à partir de solidarités originales et une nouvelle institutionnalisation en lien avec une réorganisation – dont nous ignorons naturellement les formes et l’importance – des rôles des marchés et des États.
L’année prochaine, la Recma fêtera son centenaire, occasion idéale de se projeter dans les décennies à venir. La situation dans laquelle nous vivons est propice à une réflexion et à l’expression de projets novateurs. N’est-ce pas le temps d’approfondir nos réflexions sur le futur de l’ESS ?
Jean-François Draperi