Les 17, 18 et 19 juin prochain se tiendront les Etats généraux de l’économie sociale et solidaire à l’ancienne Bourse de Paris, le palais Brongniart. Les acteurs de l’ESS ont été invités à préparer cet événement par la rédaction de « cahiers d’espérance », comme autant de constats critiques et de propositions pour « mettre en mouvement », « convaincre l’opinion » et « influencer les décideurs » en faveur de l’économie sociale et solidaire. Plusieurs chambres régionales de l’économie sociale – et solidaire – se mobilisent activement pour faire remonter du terrain constats et propositions dans ce qui ressemble presque, dans certaines régions, à un second temps fort annuel avec le Mois de l’économie sociale automnal. Le grand sociologue de l’économie sociale qu’était Henri Desroche (1914- 1994) n’aurait assurément pas manqué de commenter l’événement et son annonce. Aussi nous saisissons-nous de l’occasion pour lui rendre un modeste hommage en proposant une brève lecture des états généraux à venir à partir de fragments de son oeuvre ou de ses inspirateurs.
La présence de l’ESS au palais Brongniart fait immanquablement penser à la « bourse des passions » chère à Charles Fourier : dans le phalanstère – c’est-à-dire sa communauté rêvée – conçu par l’inspirateur du mouvement coopératif se tiendrait chaque soir une bourse des passions ou « bourse d’harmonie », qui fonctionne comme une bourse de commerce, sauf qu’y sont négociées non des titres, mais des réunions passionnelles, « en affaires » et « en plaisirs ». Si bien que la tenue d’une séance de bourse des passions se tient « à contresens [du négoce] des bourses de commerce, où chacun ne s’attache qu’à déguiser sa pensée et lutter d’astuce, tandis que dans les bourses d’harmonie, chacun ne désire que de manifester ses intentions et de les faires connaître à toute l’assemblée » (Charles Fourier, Manuscrits, 1851). C’est une première leçon de l’utopiste : l’expression personnelle est nécessaire pour que chacun ne reste pas seul et rejoigne les groupes qui lui conviennent. Expression personnelle et contradictoire d’ailleurs : « La série a besoin d’autant de discords que d’accords : il faut l’intriguer par une foule de prétentions contradictoires d’où naissent les liens cabalistiques et les ressorts d’émulation. Sans contrastes, on ne parviendrait pas à créer des ligues et l’enthousiasme » (Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle). La controverse – la « cabaliste », selon le terme de Fourier – et le discord – et non seulement l’accord – sont nécessaires pour faire mouvement.
L’expression contradictoire constitue ainsi un premier étage de la fusée ESS.
Cependant, les Etats généraux de l’ESS ambitionnent d’aller plus loin que la simple expression des passions, puisqu’ils invitent à la rédaction de cahiers d’espérance. Nous savons depuis les Grecs que l’espérance est un rêve éveillé. Ce rêve est nécessaire. Il remplit, dit Roger Bastide, une fonction sociale que notre civilisation refoule, mais qui n’en est pas moins un acte créateur. Le thérapeute n’est pas celui qui tue les rêves, mais celui qui éduque la vie nocturne de ses patients. A travers le rêve éveillé de l’espérance, le « patient forge son avenir » (Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, 1973, p. 27). Indispensable espérance. Mais il faut aussi rappeler que l’espérance est « une promesse qui ne peut pas être tenue [...]. Il y a en elle quelque chose du mirage, de la géographie imaginaire [...]. C’est elle qui emmène [les groupes] en d’autres lieux, en d’autres temps, en d’autres sociétés, vers d’autres dieux. Mais lorsque le pèlerin arrive aux rivages, ces rivages ne sont pas ceux de la terre promise. Ou s’il les croit tels, c’est qu’il est aveuglé » (idem, p. 56). On se tromperait toutefois si on lisait dans ces lignes l’invitation à une quelconque désespérance. Au contraire, l’espérance est « doublement inespérée : elle n’obtient pas ce qu’elle espère et elle obtient ce qu’elle n’espérait pas ». L’espérance fouriériste de Jean-Baptiste André Godin est déçue : la réalisation des passions préconisée par Fourier ne passe pas l’épreuve pratique. Mais Godin découvre un autre nouvel horizon : l’homme n’est pas être de passions, mais il est être d’éducation, il est « ce qu’il se fait lui-même ».
Deuxième étage de la fusée ESS, l’espérance est nécessaire mais insuffisante. Comme le rêve phalanstérien partagé par Godin fut tout à la fois infirmé et prolongé par l’expérience du familistère, les espérances doivent être testées pour ne pas se muer en doléances.
C’est la raison pour laquelle l’innovation en ESS constitue l’autre versant des cahiers d’espérance. Ce troisième étage expérientiel défriche les pistes que l’ESS peut emprunter pour être à la hauteur de ses espérances. Il est en construction permanente et l’on peut affirmer sans hésitation que notre période est féconde en la matière : gagnés par une effervescence créatrice, les territoires regorgent d’expériences novatrices. Elles sont si nombreuses que l’on voit bien la nécessité de se donner les moyens de les connaître, de les comparer, de les étudier afin sinon de les dupliquer, au moins de les partager.
La fusée ESS a besoin d’un quatrième étage pour faire mouvement : l’étage de la réflexivité sur les pratiques. De cette réflexivité elle peut attendre et la compréhension de l’innovation et le creuset de nouvelles espérances. Dans sa leçon terminale au Collège de France de 1972, Louis Leprince-Ringuet présente la science comme une espérance inespérée : « L’éthique de la science, avec ses vertus, son esprit d’accueil, l’espérance qu’elle comporte et la joie d’aller plus loin dans la connaissance de la vérité est un ferment de libération » (cité par Henri Desroche, op. cit., p. 239). Parce qu’elle ne craint pas de poser des limites à l’action, la réflexion scientifique donne à l’action les moyens de se surpasser, de se projeter, de fonder de nouvelles espérances. C’est par une réflexion permanente sur ses pratiques inspirées par Fourier que Godin conçoit une nouvelle espérance, celle de l’éducabilité de l’homme.
On le voit, si les enjeux communicationnels et politiques ne sont pas à minorer, ils ne peuvent contenir tout l’horizon de l’action d’ESS. Convaincre l’opinion, influencer les décideurs est d’autant plus important que l’on connaît les difficultés qu’éprouve l’ESS à communiquer, mais l’essentiel est de faire mouvement. Exprimer ses passions ou ses attentes, se projeter dans l’avenir en cultivant l’espérance, agir et innover au quotidien et, enfin, réfléchir sur ses pratiques pour caractériser concrètement l’économie sociale et solidaire, ces actes complémentaires fondent ensemble la dynamique de l’économie sociale et solidaire qui lui permet de faire mouvement. Selon les périodes, les uns ou les autres de ces quatre actes sont en repli ou font défaut : les lieux d’expression de l’ESS sont encore rares, mais se multiplient ; l’espérance renaît après une longue période de doute, voire de renoncement ; hier encore presque insolites, les pratiques innovantes fleurissent partout ; l’activité de recherche est en plein essor. Bref, les signaux sont au vert et la conjoncture est favorable. Reste à articuler l’ensemble : un beau défi.
Jean-François Draperi