Ce numéro 317 de la Recma comprend un dossier sur le droit coopératif, composé de quatre contributions issues du dernier Séminaire juridique du Groupement national de la coopération (GNC). Hors dossier, l’article de Fanny Darbus et Matthieu Hély se penche sur l’emploi dans l’économie sociale et plus spécifiquement sur la situation et les représentations de l’emploi associatif. Si nous disposons d’ores et déjà de bonnes études sur l’emploi associatif, le fait de se pencher sur les aspirations et les représentations des salariés est relativement neuf. Les résultats questionnent bien des idées reçues, outre celle qui déplore la perte de sens et d’engagement des salariés associatifs. Peu surprenant au fond, puisque les auteurs montrent que nombre de ces salariés sont issus de familles attachées à un service public en rétraction.
Hors dossier également, Luc Bonet confirme le retour de Proudhon en établissant une étonnante convergence entre ce dernier (Qu’est-ce que la propriété, 1848) et Ronald Coase (La nature de la firme, 1937) autour de la critique de la relation d’échange définie par la théorie économique standard. Un débat plus actuel qu’il ne paraît, puisqu’il introduit la question de la propriété de l’entreprise.
Le dossier juridique établit l’état des lieux et envisage les voies de progression du droit coopératif français.
Dès sa fondation, le mouvement coopératif se montre attentif à la construction juridique dans la mesure où celle-ci lui semble nécessaire à l’obtention des droits fondamentaux pour lesquels il lutte. Il s’agit bien de lutte, car en dépit ou peut-être en raison de cette préoccupation constante, le droit coopératif français dépend largement – à l’exclusion notable des coopératives agricoles – du droit des sociétés non coopératives. Pourtant, rappelle Laurent Gros, la préoccupation d’un véritable Code de la coopération n’a jamais cessé depuis 1867 (loi sur les sociétés) : le premier projet de loi de 1883 (initié par Waldeck Rousseau), finalisé en 1888, fut refusé par le Sénat en 1896, avant que ne s’ouvre la série des lois statuant sur les types particuliers de coopératives : sociétés d’habitation à bon marché (1894), sociétés agricoles (1897), coopératives de crédit maritime (1913), coopératives ouvrières de production (1915). Ces lois particulières s’appliquent aujourd’hui à une quinzaine de types de coopératives. Elles ne remplacent cependant pas la nécessité d’une loi générale, qui est proposée à nouveau en 1927 (F. Brunet), puis en 1938 (P. Ramadier), pour aboutir enfin en 1947 (toujours P. Ramadier). Mais cette loi de 1947 « portant statut de la coopération » s’appuie sur le droit des sociétés et la loi sur les sociétés de 1867.
Le droit coopératif se caractérise donc par une importante fragmentation et segmentation soulignée par Caroline Naett et Laurent Gros, qui ajoutent qu’il n’est pas toujours codifié : entendons par là que, selon l’activité des coopératives, celles-ci dépendent du Code rural, du Code du commerce, du Code monétaire et financier, etc.
Faisant appel à de multiples sources, le droit coopératif est ainsi complexe. Cette complexité amène logiquement les auteurs à parler non d’un droit coopératif, mais d’un « droit des statuts de sociétés coopératives », qui rend le statut coopératif « peu lisible », conclut François Espagne. L’enjeu est de taille : comment permettre aux entrepreneurs de créer des coopératives dont l’esprit est en phase avec les valeurs de la société civile et qui apparaissent à nouveau attractives en ce début de xxie siècle ? Comment faire en sorte qu’il soit aisé de créer une coopérative de consommation, une coopérative de production, une coopérative agricole ou artisanale ? Comment faire en sorte que ces coopératives respectent les principes qui fondent le mouvement qu’elles ambitionnent de constituer ?
Pierre Mousseron propose une simplification du droit. Trois voies sont possibles : celle de l’harmonisation, celle de la codification et celle de la centralisation des règles.
La comparaison internationale présentée par David Hiez montre que, si la complexité due à l’empilement juridique est assez spécifique à la France, la diversité des situations est la règle : on trouve un droit coopératif plus autonome en Espagne, mais moins autonome en Belgique et au Luxembourg. A travers la nécessaire autonomie, c’est l’identité coopérative qui est en jeu. L’auteur montre que les possibles dérives des pratiques coopératives rendent utile une modification de la loi de 1947 qui détacherait la coopérative du droit des sociétés. Sans exclure cette option, disons glorieuse, il envisage, à l’intérieur de la loi existante, la définition d’un statut juridique détaillé qui « réduirait à la portion congrue les lacunes du droit coopératif ».
Parmi les enjeux majeurs, David Hiez retient la place des investisseurs, le management, la question du contrôle externe, la systématisation de la révision coopérative, l’encadrement des filialisations, une présence plus structurante des organisations professionnelles et un dialogue approfondi avec les organisations syndicales.
Nous avons sollicité François Espagne en lui adressant ces quatre contributions. En dépit du bref délai que nous lui avions laissé, il nous a fait l’honneur d’un texte inclus dans ce numéro 317.
artageant le constat établi par les auteurs tout en le nuançant, François Espagne précise deux obstacles qui se dressent face à leurs propositions : d’une part, nous nous inscrivons dans une histoire « qui n’a jamais connu un statut coopératif autonome » ; d’autre part, « le système de principes communs d’où pourrait être déduit un corps de normes communes fait singulièrement défaut ». Ce système, défini au sein de l’Alliance coopérative internationale depuis 1895, est établi de façon inductive à partir d’une « simple description des pratiques les plus habituellement suivies par les entreprises se réclamant de l’ethnie coopérative », écrit François Espagne.
Depuis sa fondation, la Recma a accompagné l’évolution de la définition des principes coopératifs. A chaque période de l’histoire où des principes sont questionnés par les pratiques coopératives, l’ACI les met en débat : ils sont renforcés ou disparaissent, ils deviennent principaux ou secondaires, obligatoires ou facultatifs. Cette souple et constante évolution évite d’avoir à répondre à la question cruciale que posait déjà Henri Desroche : « Qui sanctionne ? »
La remarque de François Espagne relativement à l’absence de démarche « idéelle » de l’ACI est sans doute la plus décisive, dans la mesure où elle touche le fonctionnement même de l’organisation internationale du mouvement coopératif. Certes, la tradition française ne facilite pas le renforcement de l’autonomie juridique et François Espagne a raison de souligner que « tout cela sera long ». Le problème n’est cependant pas spécifiquement français, il se situe d’emblée au niveau international. C’est donc sur l’analyse de la tension entre une approche normative associant des courants de pensée à l’échelle internationale et des pratiques coopératives appréhendées également internationalement que doivent porter nos efforts. A propos de l’approche normative, il faut considérer, à l’exemple des plus importants acteurs et penseurs coopératifs dont l’histoire nous transmet la mémoire, que le mouvement coopératif s’appuie sur des principes formant une doctrine et que cette doctrine doit vivre de façon articulée avec les pratiques, mais de façon distincte de ces pratiques. Si l’on peut dire avec David Hiez que c’est aux coopérateurs de faire vivre le projet d’un nouveau droit, il faut ajouter que c’est aux chercheurs de faire vivre la doctrine rendant nécessaire et possible un nouveau droit, doctrine réunissant un corps de principes fondamentaux, image inversée des principes du libéralisme économique forgés au sein des universités et des grandes écoles.
Ces principes ne vivraient pas sans les acteurs. C’est ainsi que l’on peut entendre les principales conclusions de ce dossier. Elie Alfandari l’avait montré à propos du secteur social – et on le vérifie aussi dans le mouvement coopératif –, le droit intervient après l’action. Si les principes inspirant le droit découlent d’une prise de position éthique qui s’exprime dans l’engagement volontaire du respect de valeurs déterminées, la création d’un droit coopératif autonome résulte non pas d’une décision, mais de la reconnaissance de pratiques coopératives en phase avec les valeurs. Volonté éthique et production doctrinale, d’une part, pratiques coopératives innovantes et convergentes, d’autre part, semblent ainsi constituer deux conditions de la réémergence d’un droit coopératif autonome.
Jean-François Draperi