Comme le soulignent les temps forts de ce numéro, l’après-crise du Covid-19 – si ce début d’été 2020 peut-être spécifié comme tel – fait renaître un questionnement qui s’exprima au début des années 2010 autour des façons d’envisager la relation entre l’ESS et l’entrepreneuriat social. Cependant, les termes du débat ont changé, pour plusieurs raisons conjointes. L’une est la prise de conscience de l’aggravation de la crise climatique, dont témoignent aussi bien les bouleversements comportementaux en matière d’alimentation que les résultats des élections municipales en France. Une autre réside dans l’augmentation des inégalités au cours de la dernière décennie. En 2019, la pauvreté s’accroît dans l’hémisphère Sud et, en 2020, alors que les PIB des pays du Nord baissent, les individus les plus riches s’enrichissent à la faveur de la pandémie. Une troisième raison concerne l’évolution du capitalisme lui-même : les normes de l’économie financière qui étaient hier l’apanage de quelques grands groupes privés, s’imposent de façon croissante dans les échanges marchands et s’immiscent dans les politiques publiques des États occidentaux.
Une quatrième raison, enfin, concerne la politique nationale. Après l’espoir qui s’était forgé lors de la célébration du centenaire de la loi de 1901 – en particulier à travers la signature de la charte d’engagements réciproques –, l’État a tourné le dos aux associations. La poursuite de l’essor des commandes publiques en lieu et place des subventions, la réduction drastique des contrats aidés, la diminution générale des aides et la quasi-imposition des contrats à impact social dépossèdent en partie cet acteur central de la vie démocratique de la nation qu’est le secteur associatif de ses capacités d’initiative et d’intervention dans le débat public. Simultanément, l’État soutient activement les start-up – dont les start-up sociales –, auxquelles il a accordé dès avril 2020 un soutien de 4 milliards d’euros (via le secrétariat d’État chargé du numérique) et auxquelles il octroie des contrats de sous-traitance de missions d’intérêt général. À l’inverse, les ONG – dont nos sociétés ont rarement autant ressenti l’évidente utilité que pendant ce printemps 2020 – ont dû ralentir ou suspendre leurs activités par manque de moyens et absence de soutiens.
Résister à la marchandisation de la solidarité
Alors qu’à travers ces évolutions majeures la solidarité est devenue un marché recherché, plusieurs acteurs majeurs de l’ESS ainsi que de nouvelles initiatives, essentiellement associatives et coopératives, font un nouveau « pas de côté » en vue de réduire leur exposition au risque de banalisation ou d’isomorphisme. Pour faire face, l’ESS n’a en effet d’autre choix que de donner les preuves que sa démarche, dont l’originalité est certaine, est la mieux fondée pour endiguer la crise écologique, réduire les inégalités et soutenir les collectivités publiques afin qu’elles fonctionnent de façon plus démocratique.
Nombre d’initiatives associatives, coopératives et mutualistes s’y emploient et innovent à des échelles micro et méso, c’est-à-dire à celles de l’entreprise et de l’inter-entreprises, souvent au sein de territoires de projet. C’est toutefois à une autre échelle que s’impose désormais la nécessité de raisonner, ainsi qu’en témoigne le remarquable dossier sur les mutuelles de ce n° 357 de la Recma, introduit par Philippe Abecassis et Nathalie Coutinet. Du saisissement mutualiste à la mise en marché, puis de la mise en marché au libéralisme et à l’adoption nécessaire de nouvelles stratégies de différenciation, l’histoire contemporaine du mutualisme montre les enjeux sociétaux majeurs qui sont directement liés à la capacité de faire vivre l’éthique et les principes mutualistes. Au-delà des trajectoires singulières de chacune, l’évolution générale des mutuelles dit la nécessité de réfléchir non seulement à la participation, à la gouvernance et à la gestion des mutuelles, mais aussi au projet mutualiste dans la société du XXI e siècle.
Des réflexions relatives à de nouvelles formes de régulations des marchés semblent incontournables, tout autant que de nouvelles propositions économiques qui permettre de concevoir la sortie des marchés d’une partie des activités de l’ESS, telles que la santé, la culture, l’éducation et le social. Il s’agit non de se bercer de l’illusion que l’ESS aurait le pouvoir de provoquer demain de tels changements, mais d’affirmer qu’il lui faut élargir son champ de réflexion de telle façon que celui-ci s’élève au niveau de ses interfaces externes avec l’économie dominante et la société dans son ensemble, interfaces plus étendues qu’elles n’ont jamais été.
Forger un cadre de pensée
Comme l’affirme résolument le président d’ESS France, Jérôme Saddier : « Il va aussi falloir faire des choses plus grandes que nous : participer à la construction de nouveaux droits, franchir les frontières, emporter avec nous la revendication d’un autre rapport à la production et à la consommation, contribuer à la réduction des fractures sociales et territoriales, prendre le pas sur les géants du numérique (1) . » Pour y parvenir, l’ESS a besoin de se référer à un cadre de pensée partagé. Force est de constater que ce cadre n’existe pas. Dès le début du XIX e siècle, les coopératives de travail s’en étaient donné un, certes limité, mais précis et qui fit loi. Les associations d’usagers et la coopération de consommation s’en étaient ensuite donné un autre, large, puissant et discuté. Dans les années 1970, Claude Vienney et Henri Desroche ont respectivement pensé l’organisation et le projet d’une économie sociale encore naissante. Les réflexions autour des innovations de l’ESS contemporaine, particulièrement celles de langue française au bénéfice des travaux des collègues belges, québécois et de nombreux pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, sont pleines de promesses. La Recma, entre autres, illustre cette effervescence intellectuelle. Aussi peut-on légitimement espérer qu’au cours des années à venir émergera un cadre de pensée partagé par les praticiens et les théoriciens de l’ESS. L’ESS a besoin de ce cadre afin de se projeter, d’investir de nouveaux espaces où se réinventer et de devenir la proposition de changement social et économique majeur qu’elle aspire à être. Ne serait-ce que pour être mieux disputée.
Jean-François Draperi
(1) Jérôme Saddier, « Appel à tous ceux qui font l’économie sociale et solidaire : “Pour que les jours d’après soient les jours heureux !” », ESS France, 4 mai 2020.