L’éducation, réponse aux défis de l’ESS ?

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L’éducation à l’ESS est une question d’une grande complexité. À lui seul, le terme « éducation » a donné naissance à une discipline qui recouvre à la fois un ensemble de théories et de nombreux métiers et pratiques, et il définit des sous-disciplines des sciences humaines : sociologie, psychologie, économie de l’éducation sont autant d’immenses corpus théoriques. En tant qu’objet de recherche, l’ESS n’a pas cette ancienneté. Ignorée durant près de deux siècles, elle n’appartient à aucune discipline. Étudiées pour elles-mêmes et sous des angles variés – la sociologie, le management, etc. –, les pratiques de l’ESS sont encore peu reliées à des théories interprétatives. Certes, l’ESS n’est plus une terra incognita, elle fait aujourd’hui l’objet de nombreuses recherches. Mais elle demeure un concept fragile. À l’opposé, l’éducation est un objet largement discuté, considérablement théorisé, amplement reconnu. Un trait commun, cependant : l’ESS et l’éducation s’apparentent à ce qu’Émile Durkheim nomme des « théories pratiques ». À l’instar de la médecine, elles sont l’une et l’autre à la fois théories et pratiques, science et art.
Au-delà de ces différences et similitudes, la plus grande difficulté réside peut-être ailleurs. La relation entre les deux termes est largement indéterminée. On peut en effet affirmer que l’ESS est fille de l’éducation populaire... mais tout aussi bien proclamer que l’éducation est fille de l’ESS.
Une éducation aux valeurs, qu’elle soit formelle ou informelle, populaire ou citoyenne, relationnelle ou active, est nécessaire au renouvellement de l’ESS. Faute de quoi, l’économie sociale et solidaire risque de se banaliser. Et l’association, la coopérative et la mutuelle sont par excellence des lieux d’acquisition de valeurs : la seule participation à une assemblée générale inculque le respect de la démocratie.

L’essor de l’enseignement universitaire
Dans ce numéro, Olivier Chaïbi étudie la relation entre ces deux faits sociaux sur une durée longue, soit deux siècles d’histoire française, et montre le lien étroit entre éducation populaire et économie sociale. Mais il souligne également qu’on ne peut pas réduire le lien entre éducation et ESS à une interaction binaire : l’Éducation nationale est également présente. Ce numéro en est le témoignage, puisqu’il présente un dossier issu d’une rencontre initiée par le principal réseau de chercheurs français : le Réseau interuniversitaire de l’économie sociale et solidaire (RIUESS). Si l’enseignement universitaire à l’ESS a longtemps été quasi inexistant, il prend aujourd’hui une place importante et est encore en pleine croissance. Dans leur article analysant une formation supérieure à l’ESS au Burkina Faso, Jean-Baptiste Zett et Théodore Jean Oscar Kaboré soulignent le rôle décisif de la formation en sciences économiques et sociales des responsables des entreprises de l’ESS. Une insuffisance de compétences gestionnaires met en danger l’existence même de l’entreprise économique. Encore faut-il que ces compétences ne se développent pas au détriment du projet du groupement de personnes. D’où l’importance de la formation à la citoyenneté et à la démocratie que souligne Christophe Adouobo N’Doly dans son article sur les coopératives ivoiriennes. Il n’y a aucune opposition entre formations technique et gestionnaire et démocratie : au contraire, c’est l’engagement des coopérateurs qui est le meilleur garant de la performance économique.
Quatre articles prolongent les réflexions entamées par ces trois contributions issues du 1 er Forum international de l’économie sociale et solidaire qui s’est tenu à Marrakech en mai 2017 (cf. l’introduction de Gilles Caire et Josiane Stoessel-Ritz). Le collectif d’étudiants B323 présente la société coopérative d’intérêt collectif (Scic) qu’il a cofondée au sein de l’université de Poitiers (France). L’entreprise d’ESS est ici un outil pédagogique d’une formation et d’une éducation à l’ESS. Anderson Dos Anjos Pereira Pena présente l’éducation au coopérativisme dans l’enseignement élémentaire au Brésil. Il témoigne de la difficulté d’une telle inclusion. On pense au travail de longue haleine mené par l’Office central de la coopération à l’école (OCCE) et l’action récente et prometteuse de l’association Esper (l’Économie sociale partenaire de l’école de la République) dans l’enseignement secondaire français (Cf. dans ce numéro le temps fort de Danièle Demoustier, Michel Abhervé et Sylvie Cordesse).
Avant l’essor des formations à l’ESS dans les universités françaises, quelques enseignants-chercheurs ont réalisé des implantations à l’École des hautes études en sciences sociales, à la Sorbonne (Paris-I), à l’Université du Maine (Institut Charles-Gide), à Paris-III (service de formation continue), au Cnam (Cestes), à Sciences Po-Grenoble, etc. Au cours de cette période (1970-2000), l’expérience des Collèges coopératifs et du Réseau des hautes études des pratiques sociales (Rheps) est la plus importante. Maurice Parodi l’analyse en se penchant sur le Collège coopératif Provence-Alpes-Méditerranée, dont il est le fondateur et le premier président. On voit combien la pédagogie coopérative inventée par Henri Desroche et déployée au Collège répond aux attentes des praticiens de l’économie sociale, de l’action sociale et du développement local.
C’est un autre pan de la formation à l’ESS qui est ainsi abordé. Si la formation supérieure extra-universitaire à l’ESS est relativement peu développée en France, elle est remarquable dans un pays au moins : la Colombie. Entrepris dès 1958, soutenu par les grandes coopératives colombiennes de deuxième degré (dont Uconal, Coopdesarrollo, Ascoop et Financiacoop), l’enseignement supérieur coopératif est reconnu comme université en 1974 et adopte le nom d’Université coopérative de Colombie le 20 novembre 1983. Celle-ci est aujourd’hui présente dans toutes les grandes villes du pays – 18 à ce jour – et s’adresse à 50 000 étudiants dans toutes les disciplines : médecine (l’Université coopérative dispose d’hôpitaux), tous les arts et métiers, sciences de gestion, économiques et sociales, vétérinaires, etc. On ne pouvait clore ce numéro sans présenter l’expérience unique de l’Université coopérative internationale, créée par Henri Desroche à la fin des années 1970. Davide Lago souligne l’étendue de cette « utopie pratiquée » qui a marqué, sur le plan éducatif, la grande majorité de celles et ceux qui l’ont fréquenté. L’ESS, fait social total
Présentant des expériences éducatives et formatives au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Brésil et en France, ce numéro permet de mesurer la diversité des pratiques de formation à l’ESS. Pour autant, il est loin de couvrir l’ensemble du champ. C’est un autre numéro de la Recma qu’il faudrait réaliser pour aborder les formations internes aux mouvements de l’ESS – celles qui se déroulent dans les fédérations des coopératives agricoles, des coopératives de travailleurs, des coopératives bancaires, dans les fédérations associatives des secteurs de la santé, du social, de l’éducation populaire, etc. Et il faudrait sans doute encore un autre numéro pour analyser les éducations non formelles qui se jouent à travers l’organisation et la gouvernance des entreprises de l’ESS.

Ces deux remarques veulent attirer l’attention sur le fait que les formations à l’ESS, y compris les plus techniques, telles les formations gestionnaires ou juridiques, s’exercent dans une perspective éducationnelle. L’ESS est un fait total qui questionne les pratiques entrepreneuriales les plus élémentaires comme les théories écono- miques les plus établies, la production de connaissances comme la relation entre la connaissance et la réalité que celle-ci traduit. Elle questionne toute connaissance sans nécessairement apporter de réponse assurée. Ce questionnement permanent est sans doute une faiblesse ; c’est également une force. C’est en partie au moins à travers l’exercice de la pratique que s’acquièrent, se transmettent, se réinventent et se renouvellent les principes et la créativité de l’ESS. C’est la raison pour laquelle la Recma, tout en ouvrant largement ses pages aux théories élaborées par les chercheurs, est attentive à l’ensemble des travaux qui restituent les connaissances des praticiens.
S’adressant à un triple lectorat de praticiens, de cadres institutionnels et d’enseignants-chercheurs, la Recma porte ce projet depuis son origine : favoriser et publier les études et recherches et contribuer à construire une communauté s’entendant peu ou prou, non sur les réponses apportées, mais sur les termes des débats. Nous espérons que ce numéro 348 convaincra les lecteurs de l’importance de considérer l’ESS – je reprends ici les termes de W. Watkins à propos des coopératives – comme un mouvement éducatif qui se sert de l’économie autant que comme un mouvement économique qui se sert de l’éducation.

Jean-François Draperi

 

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