Une éthique pour l’économie
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Alors qu’elle était au coeur de la réflexion de nombreux économistes classiques comme Sismondi, Stuart Mill ou Walras, la question de l’éthique a ensuite été très largement évacuée de la théorie économique dominante à partir du moment où celle-ci s’est focalisée sur le paradigme de l’intérêt et sur la figure de l’Homo oeconomicus, cet être absolument rationnel dont chaque décision est le résultat d’un irréprochable calcul coûtsbénéfices. Depuis une vingtaine d’années, cette question de l’éthique est de nouveau considérée par certains économistes et davantage encore par des gestionnaires et des analystes de l’entreprise à travers notamment les courants de l’éthique des affaires et de la responsabilité sociale de l’entreprise.
En France, Hugues Puel est l’un des tout premiers à avoir explicitement orienté ses travaux sur cette question dès les années 80. En réalité, son intérêt pour de telles problématiques est bien antérieur, puisqu’il figure au coeur du programme et des valeurs qui animent le courant dominicain Economie et Humanisme, où Hugues Puel s’engage dès les années 50 et dont il sera le secrétaire général pendant plus de vingt ans, de 1985 jusqu’à sa dissolution en 2007. Cet ouvrage est donc en quelque sorte un essai de traduction dans le champ économique d’un engagement spirituel inspiré par la tradition du catholicisme social. Comme le souligne la conclusion, cette réflexion s’attache finalement à identifier les moyens de « rendre supportable le changement » pour que « les transformations matérielles n’engloutissent pas toute émergence de progrès culturels et spirituels et ne multiplient pas les catastrophes ».
La partie inaugurale, sorte d’introduction complémentaire, présente quelques expériences significatives qui permettent de cerner sous quelle forme cet intérêt pour l’éthique a resurgi dans le domaine de l’économie et de l’entreprise au cours des années 80, d’abord aux Etats-Unis, puis dans d’autres pays comme la France. Dans la première partie, Hugues Puel s’attache ensuite à rappeler les fondements philosophiques et étymologiques de l’éthique en distinguant trois types de représentations qui en découlent : représentations de la religion, représentations du pouvoir, représentations de soi. La deuxième partie est consacrée aux crises que traverse l’économie jusqu’à la plus récente qui discrédite les orientations prises par le capitalisme financier. Ces crises, nous dit l’auteur, sont le résultat d’un abandon, d’un éloignement de la considération éthique de la part de l’économie. Quant à la troisième et dernière partie, elle se recentre davantage sur les traductions concrètes que pourrait prendre la prise en compte de cette question de l’éthique en économie, dans l’entreprise, dans les politiques publiques, dans l’organisation mondiale des échanges commerciaux, etc.
Etymologiquement, Puel nous rappelle que le mot « éthique » vient du grec ethos. Il découle plus précisément des deux mots grecs, éthos et èthos, le premier renvoyant aux notions de coutumes, d’habitudes, d’usages, tandis que le second désigne plutôt ce qui a trait au caractère, à l’attitude, à la manière d’être. Transposé en latin par Cicéron, l’éthique donne ensuite naissance à la philosophie morale, qui vise alors à compléter la philosophie naturelle. Comme l’a remarquablement discuté Paul Ricoeur dans un article de 1990 intitulé « Ethique et morale », rien ne permet de distinguer étymologiquement l’éthique de la morale, mais une nuance essentielle les sépare : l’éthique « met l’accent sur ce qui est estimé bon » tandis que la morale « s’impose comme obligation ». Cette distinction, également développée par Comte-Sponville dans un séminaire organisé en 1990 par le Centre des jeunes, des dirigeants et des acteurs de l’économie sociale (CJDES) et Le Monde sur « Ethique et économie sociale », amène à souligner que l’éthique n’a pas, au contraire de la morale, un caractère normatif et obligatoire, mais qu’elle relève avant tout d’une démarche et d’une prise de conscience individuelles.
L’influence majeure qui oriente la réflexion d’Hugues Puel sur l’éthique en économie est celle de Max Weber, qui, au début du xxe siècle, voit dans l’ethos protestant l’un des fondements essentiels du développement du capitalisme en Angleterre, puis en Europe du Nord et aux Etats-Unis. C’est Weber également qui fait cette distinction fondamentale entre « l’éthique de conviction », qui guide les comportements en fonction de certaines valeurs sans se préoccuper de leurs conséquences, et « l’éthique de responsabilité », qui amène à se poser la question des conséquences. Le principe éthique que valorise Hugues Puel est évidemment celui de l’éthique de responsabilité et, à partir des travaux fondateurs de Weber, l’un des principaux intérêts de ce livre est de nous amener sur de nombreux rivages de la réflexion philosophique, sociologique, théologique, économique où cette considération éthique a été prise en compte. On est toutefois étonné de ne pas trouver mention dans le cheminement intellectuel que nous propose Hugues Puel des travaux de l’économiste indien Amartya Sen, qui est l’un des premiers grands économistes contemporains à réintroduire la dimension éthique dans la réflexion et la théorie économiques, ce qui lui vaudra d’ailleurs en 1998 d’obtenir le prix Nobel d’économie (plus exactement le prix décerné chaque année en sciences économiques en hommage à Alfred Nobel).
Le lecteur de la Recma se demandera sans doute quelle est la place accordée à l’économie sociale dans cette réflexion sur l’éthique en économie. Légitimement, on pourrait s’attendre, en effet, à y trouver quelques-uns des grands ancêtres de l’économie sociale, Gide, Owen ou Godin par exemple, mais aucun d’entre eux n’apparaît dans la liste des auteurs cités, pas plus que le Walras des Etudes d’économie sociale, dont l’ambition est pourtant de concilier les logiques de l’intérêt et de la justice. Hugues Puel ne voit clairement pas une contribution majeure, ni même significative, de la part de l’économie sociale à cette question de l’articulation entre l’éthique et l’économie. Il n’y consacre d’ailleurs que quelques pages dans lesquelles il oppose un mouvement associatif, qu’il assimile à l’économie solidaire, à un mouvement coopératif qu’il qualifie de « très minoritaire » et des mutuelles qui « quand elles réussissent sont phagocytées par les logiques capitalistes ».
Eric Bidet
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