S’associer, mutualiser, coopérer. L’économie sociale à Grenoble de 1900 à 1970
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Simon Lambersens, Économie sociale et solidaire, volume 2, Éd. Campus ouvert, coll. « ESS », 2020, 268 pages
Après une première étude publiée en 2017 (4), Simon Lambersens poursuit son exploration des structures grenobloises de l’économie sociale, en s’attachant à la période 1900-1970. Si le titre se réfère aux statuts fondateurs de l’économie sociale transcrits en pratiques (s’associer, mutualiser, coopérer), l’ouvrage traite aussi largement de l’action des édiles municipaux et de celle des patrons sociaux. On voit ainsi se confirmer le fait que le dynamisme grenoblois, qui était en germe au XIX e siècle, repose sur le trépied municipalité-patronat-association (au sens générique du terme). Il s’agit véritablement d’une synergie.
Dans le premier chapitre, l’auteur brosse les grands traits de l’évolution politique et socio-économique de Grenoble durant la période considérée. Jusqu’en 1914, on observe une permanence des structures déjà établies au siècle précédent et de la prégnance leplaysienne parmi les élites économiques, pour la plupart engagées sur le terrain social, qu’elles soient en lien ou en rivalité avec les municipalités. Dès l’entre-deux-guerres, et plus encore après 1945, l’essor des nouvelles industries, accompagné par l’université et la recherche, nécessite l’apport d’une main-d’œuvre qualifiée, travaillant sous la responsabilité des ingénieurs, eux-mêmes attirés par l’image de modernité du territoire. Le niveau de vie des ouvriers y est sensiblement plus élevé que dans les autres régions. Ville industrielle, Grenoble n’est pas pour autant prolétarienne, ce qui mériterait d’être souligné en tant qu’élément favorable à la création d’associations. Interventionnisme municipal et patronat social se perpétuent après 1945, parallèlement à un syndicalisme particulièrement actif dans les entreprises.
Le deuxième chapitre met le focus sur la mutualité et l’action sociale. Selon Simon Lambersens, Grenoble est au début du XX e siècle une « place forte mutualiste » sous l’influence, jusqu’aux années 1930, du professeur d’économie Marcel Porte. Fondateur de l’Union mutualiste de l’Isère en 1901, celui-ci milite pour une implication de la mutualité dans la mise en place des dispositifs publics de protection sociale (retraites ouvrières et paysannes, assurances sociales). Ce double attachement de Marcel Porte à l’économie sociale et à l’économie publique est caractéristique d’une posture grenobloise. La mutualité grenobloise suit les évolutions nationales – mutuelles de quartier et mutuelles artisanales sont peu à peu supplantées par les mutuelles d’entreprise – et elle se distingue par ses réalisations sanitaires et sociales, telle la clinique mutualiste. La compromission fédérale avec le régime de Vichy, bien connue des historiens comme un accident de parcours de l’institution mutualiste, trouve ici une illustration locale avec le positionnement de l’UDSSMI (Union des sociétés de secours mutuels de l’Isère).
Le troisième chapitre traite de la transformation progressive des œuvres caritatives vouées à la prise en charge de la pauvreté en associations d’action sociale en faveur de publics ciblés. Particulièrement intéressant est le cas de la Ruche populaire, association ouvrière catholique familiale, qui se présente commeune « mutuelle-coopérative ». Elle regroupe plus de 600 familles au début du XX e siècle et bénéficie du soutien d’Émile Romanet, une autre figure locale d’envergure nationale. En effet, pendant la Première Guerre mondiale, Romanet alors directeur de l’entreprise Joya, convainc le patronat local de verser un sursalaire aux ouvriers chargés de famille et crée la première caisse de compensation des allocations familiales.
Les œuvres dédiées à la protection de l’enfance, reconnues d’utilité publique depuis le XIX e siècle, sont les mêmes que dans d’autres villes : Goutte de lait, Mutualité maternelle et infantile. En rupture avec ce modèle caritatif et vecteur d’émancipation féminine, le premier centre de planification familiale est ouvert à Grenoble en 1961 par un médecin trotskiste.
Les comités d’entreprise jouent un rôle essentiel dans l’essor des associations d’éducation populaire et de celles qui accompagnent la démocratisation de l’accès au sport et à la culture (chapitre 4). Le succès des MJC (Maisons des jeunes et de la culture) est un fait répandu au cours des années 1960, mais ce qui est propre à Grenoble, c’est là encore la constance du soutien municipal au secteur culturel et à l’engouement populaire pour le sport, que motive la préparation des Jeux olympiques d’hiver de 1968.
Cependant, le particularisme de ce territoire en matière d’économie sociale réside surtout dans la vitalité des associations d’habitants, créées pour l’amélioration de l’environnement quotidien. Simon Lambersens évoque les unions de quartiers fondées au cours des années 1920 par des riverains de l’Isère et du Drac pour s’organiser face à la récurrence des crues. Ces associations constituent de véritables groupes de pression auprès des municipalités, qui s’appuient sur cette mobilisation démocratique.
En revanche, la coopération n’est pas particulièrement développée ni structurée à Grenoble, de l’avis même de Jean Gaumont (coopérateur et historien de la coopération), dont l’auteur cite un extrait de texte paru dans la REC n° 27 (avril-juin 1928), et en dépit de l’instauration d’un cours sur la coopération par Marcel Porte à l’université. On note une activité coopérative plus significative en matière de logement après la Première Guerre mondiale, avec le levier de l’interventionnisme municipal qui ne fera jamais défaut, quelle que soit l’orientation politique de la municipalité. Du soutien accordé aux organisations collectives à leur instrumentalisation, il n’y a jamais bien loin...
L’ouvrage est complété par un ensemble d’annexes, judicieusement choisies, présentant notamment des portraits de mutualistes et de coopérateurs, dont certains, à l’instar de Marcel Porte et René Frappat, ont joué un rôle national. Il est dommage que la partie « Sources et bibliographie » ne répertorie pas précisément l’ensemble des sources consultées, dont certaines – mais pas toutes, semble-t-il – sont signalées dans des notes de bas de page.
L’étude de Simon Lambersens montre toute la pertinence de l’approche territoriale pour appréhender la diversité des mouvements associatifs, mutualistes ou coopératifs, lesquels ne se réduisent pas à leurs représentations nationales mais s’articulent, sur le terrain, à l’action des pouvoirs publics comme aux initiatives privées, notamment patronales. Saluons à cet égard l’initiative de l’Association pour l’information et la réflexion sur l’économie sociale (Aires), qui a soutenu cette étude sur le territoire grenoblois, et souhaitons qu’elle fasse des émules dans d’autres régions.
Reste une question de fond qui sourd au fil de la lecture et que l’auteur tranche avec lucidité dans sa conclusion : « Parler de l’économie sociale n’a pas de sens “en soi” sur cette période » (p. 210) car, de fait, « loin d’être un écosystème, l’économie sociale de l’époque se présente comme une juxtaposition d’activités et de structures » (p. 211).
C’est dit. Le recours à la notion d’économie sociale – voire parfois d’« économie sociale et solidaire » – est répandu chez les auteurs d’études historiques. Il participe d’un réflexe militant peu compatible avec la rigueur historienne, alors qu’il suffirait d’étudier les mutuelles, les coopératives et les associations pour ce qu’elles furent jusqu’aux années 1980 : des formes d’organisation collectives sans projet commun.
Patricia Toucas-Truyen
(4) Simon Lambersens, Aux origines de l’économie sociale et solidaire à Grenoble au XIX e siècle. Œuvres de bienfaisance, sociétés de secours mutuels, restaurants sociétaires et associations ouvrières,
Éd. Campus ouvert, 2017. Voir le compte rendu de Michel Dreyfus dans Recma n° 348, avril 2018.
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