Quand les associations remplacent l’État ?

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Revue française d’administration publique (RFAP) n° 163, 2017, 150 p.

Ce dossier a été élaboré par quatre chercheurs de plusieurs institutions universitaires de la région parisienne : Simon Cottin-Marx (Latts Université Paris-Est), Gilles Jeannot (Latts, École nationale des ponts et chaussées, université Paris-Est), Matthieu Hély (Printemps, université de Saint-Quentin-en-Yvelines) et Maud Simonet (CNRS, Idhes-Nanterre). Il rassemble 10 articles (écrits par 16 auteurs) et un entretien avec Yannick Blanc, haut-commissaire à l’engagement civique.
Même si le point d’interrogation du titre ouvre délibérément un questionnement, la cohérence des réflexions scientifiques rassemblées dans ce dossier est manifeste. La recomposition actuelle de l’action publique s’appuie sur de multiples formes d’instrumentalisation des associations. Pourtant, l’idée d’un simple recul de l’État au profit d’un transfert vers l’action privée associative ne saurait résumer de manière satisfaisante le processus en cours, et ne donne certainement pas la bonne mesure des recompositions engagées qu’entendent illustrer les auteurs.
Le dossier est principalement centré sur la situation française, mais il est introduit par une analyse comparative portant sur la convergence des modèles de relations entre associations et pouvoirs publics en Europe (Édith Archambault). Dans de nombreux pays, la recherche d’un « service public low cost » està l’ordre du jour, éveillant un intérêt grandissant des responsables politiques pour les associations. Des exemples dans trois pays industrialisés montrent la formation d’une nouvelle division du travail entre secteur public et société civile :
- Un article rédigé en anglais (Hélène Balazard, Robert Fisher et Matt Scott) présente une analyse critique de la « Big Society » au Royaume-Uni, démontrant que cette politique n’a pas fait progresser la participation de la société civile à une gouvernance démocratique, mais a surtout amplifié un processus de privatisation et de marchandisation du social.
- Un article sur la situation québécoise illustre la complexité des « partenariats publics/privés sociaux » mis en œuvre par le gouvernement avec l’exemple d’une grande fondation philanthropique privée, la Fondation Lucie et André Chagnon (Flac) diligentée pour favoriser l’action communautaire.
L’instrumentalisation des groupes communautaires, qui n’ont pas été associés dès le commencement de la démarche, a généré des tensions, mais ces groupes, dépendantsfinancièrement, ont peu de prise sur la situation. Cependant, face à une austérité budgétaire qui affaiblit l’action communautaire et aggrave les inégalités, les fondations privées expriment également un point de vue critique. La dynamique État-fondation-organisations communautaires demeure dans un équilibre non stabilisé.
- Un article sur le rôle des 73 Business Improvement Districts illustre l’un des modes de recomposition des activités de service public à New York. Des ONG créées par les acteurs économiques des quartiers et financées par une surtaxe foncière assurent les activités d’entretien et de sécurité des espaces publics dans ces quartiers en exploitant une main-d’œuvre peu syndiquée constituée de personnes défavorisées ou condamnées à des travaux d’utilité publique.

Le poids des commandes publiques
La situation française est introduite par un cadrage statistique concernant l’évolution des flux de financement des associations. Les travaux de Viviane Tchernonog et Lionel Prouteau font apparaître, d’une part, une baisse des subventions publiques aux associations et, d’autre part, une progression simultanée de la participation des usagers et des commandes publiques. Par ce biais, les pouvoirs publics conservent un pouvoir de contrôle effectif sur l’activité des associations. Nuançant cette observation à propos de l’État, l’introduction générale du dossier fait ressortir, à partir des lois de finances successives, que les dépenses fiscales (impliquant un moindre contrôle) ont dépassé pour la première fois en 2014 le montant des subventions de l’État. Cependant, des enquêtes menées en 2005 et 2012 n’ont pas révélé de croissance des dons et du mécénat dans le financement des associations (elles constatent même une diminution puisque ce taux est passé de 5 % à 4 %). L’examen attentif des résultats sur ce type de financements dans les enquêtes futures sera utile pour préciser à la fois leur tendance d’évolution, leur impact et leur coût d’opportunité réels.
Plusieurs articles concourent à montrer que des formes de réengagement de l’État apparaissent par le biais de ses relations aux associations. C’est en particulier le cas dans le domaine des politiques de l’emploi, où les associations semblent intéresser l’État moins pour leur utilité sociale que pour leur rôle économique de mobilisation de ressources privées (notamment le bénévolat) et de développement de l’emploi.
L’article de Simon Cottin-Marx explique comment la substitution implicite des conseillers de dispositifs locaux d’accompagnement (DLA) aux conseillers d’éducation populaire et de jeunesse, dont les effectifs ont fondu de moitié, accompagne un glissement des associations vers un modèle managérial davantage en phase avec le nouveau management public.

Les incitations du « management à distance »
De la même façon, dans le secteur du handicap, Magali Robelet met en évidence la puissance du « management à distance » que parviennent à réaliser les autorités publiques. Les dirigeants d’association sont incités « en douceur » à se plier à des recommandations « qui ne sont jamais des obligations mais toujours des opportunités à saisir ». Même quand la mobilisation des grandes associations d’éducation populaire contribue à une réforme comme celle des rythmes scolaires, sa mise en œuvre avec le concours d’associations contribue à multiplier, en les précarisant, les figures de travailleurs au sein de l’école (Francis Lebon, Maud Simonet). Enfin, l’exemple des rapports des associations naturalistes avec l’État révèle une normalisation des données produites par celles-ci en matière d’observations des populations animales (Agnès Fortier, Pierre Alphandéry). En outre, cette collaboration a engendré des formes de résistance associative quant à l’usage de ces données. Il est évidemment difficile d’affirmer que les associations ont substitué du travail bénévole au travail de fonctionnaires qui n’ont, jusqu’à maintenant, jamais exercé une telle mission à l’échelle de l’activité des associations pionnières dans ce domaine ; une situation analogue existe dans d’autres secteurs d’activité, où les associations ont précédé une action publique qu’elles ont souvent contribué à faire naître. Néanmoins, l’exemple demeure très éclairant et garde une portée plus générale dans la perspective retenue par les auteurs : celle d’une recomposition de la division du travail entre acteurs publics et société civile qui se cherche dans de nombreux secteurs d’activité. Dans cette perspective, le témoignage de Yannick Blanc s’inscrit plutôt en contrepoint en s’attachant à démontrer les vertus de l’engagement bénévole, du volontariat et du service civique dans la construction d’une société à la fois plus participante et plus solidaire.
Cette recension serait incomplète si elle n’évoquait pas un article à la fois plus théorique et plus polémique de Matthieu Hély. Connu dans le passé pour une prise de position radicale (Matthieu Hély, « L’économie sociale et solidaire n’existe pas », La Vie des idées, 11 février 2008) et ayant échangé sur ces questions avec le rédacteur en chef de la Recma il y a quelques années (« Le projet de l’économie sociale et solidaire : fonder une économie acapitaliste », entretien avec Jean-François Draperi, propos recueillis par Simon Cottin-Marx et Matthieu Hély, Mouvements n° 81, 2015, p. 38-50.) , l’auteur développe une analyse critique invitant à distinguer les pratiques de l’économie sociale « historique » et celles de l’ESS actuelle – au sens de la loi Hamon de 2014 – comme acteur de référence en matière d’innovation sociale et de dépassement des frontières du public et du privé. La reconnaissance par l’État ne supprime nullement l’ambivalence de cet espace d’initiatives hétérogènes dans la recherche d’une troisième voie, dans la mesure où elle continue de justifier l’impuissance du politique, en particulier vis-à-vis des « puissances dévastatrices de la finance ». En effet, au sein d’une économie sociale et solidaire aussi diverse, il est toujours bien incertain de savoir si son centre de gravité se situera à l’avenir plutôt du côté des expériences émancipatrices ou plutôt de celui des apparences illusionnistes.


La Revue française d’administration publique, en publiant un dossier riche par ses différents points de vue et structuré autour d’une argumentation sérieuse, devrait élargir son lectorat. En effet, les auteurs rassemblés posent de nombreuses questions pertinentes et ouvrent de nouvelles perspectives critiques susceptibles d’intéresser tous les citoyens qui veulent engager une réflexion prospective, et singulièrement les acteurs de l’ESS et les responsables de l’action publique, pour éclairer les enjeux de leurs décisions.

Henry Noguès