Quand l’alimentation se fait politique(s)
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Ève Fouilleux et Laura Michel (dir), Presses universitaires de Rennes, 2020, 349 pages
Ce livre s’intéresse à « la construction de l’alimentation comme problème public », c’est-à-dire aux « formes de régulation politique en jeu dans le domaine de l’alimentation – qu’elles soient accompagnées de mouvements sociaux, de débats politiques et partisans ou au contraire plus silencieuses – et aux controverses qu’elles génèrent […] dans la perspective d’éclairer les évolutions du système alimentaire contemporain ». Il traite de l’alimentation au sens large, en mettant « en jeu tout un cycle allant de la production (terres et modèles de production agricoles) à la transformation (entreprises et procédés industriels, cuisine), au transport (infrastructures), à la distribution (grandes et moyennes surfaces, commerce de détail, autres types d’échanges), à la consommation (à domicile, restauration collective, cafés, restaurants), jusqu’à la gestion des déchets (collecte et traitement) issus de ces différentes étapes ». En France, où se situent la plupart des études de cas, « les politiques publiques régulant ce système alimentaire renvoient à une diversité de mesures et de procédures, souvent fragmentaires, relevant de secteurs d’action publique différenciés, de manière non coordonnée, prises entre différents niveaux de gouvernement ». Néanmoins, malgré cette incohérence globale, l’ouvrage part du postulat que « le problème public de l’alimentation renvoie […] à une logique globale [dont] la cohérence et la continuité historique sont liées au modèle “agro-industriel” qui sous-tend le système alimentaire dominant » (p. 14). Bien que les acteurs de l’économie sociale et solidaire ne soient pas, en soi, un sujet, associations, syndicats, coopératives ou entreprises sociales jalonnent l’ensemble des études de cas. C’est avec ce prisme qu’une recension pour la Recma apparaît particulièrement intéressante. Organisé en quatre parties, l’ouvrage rassemble, au gré des recherches qui y sont présentées, différents travaux structurés autour d’un même cadre d’analyse, sans toutefois couvrir la question alimentaire de façon globale ni même, d’un point de vue géographique, homogène.
La première partie traite de la multitude des formes d’émergence de la problématique alimentaire dans l’agenda politique et des modalités de sa mise en débat (du contenu de l’assiette et de la gastronomie à l’engagement politique, notamment la mise en politique du gaspillage par les « légumes moches »). Y contribuent des entreprises sociales, comme les confitures « Re-belle », qui créent des emplois d’insertion dans l’artisanat afin de transformer des fruits et légumes écartés des magasins de grande distribution (p. 97). Cette partie intègre un chapitre sur le Brésil, où la lutte contre l’insécurité alimentaire s’est vue fortement remise en cause par la crise politique puis l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence de la République.
La deuxième partie s’intéresse aux difficultés dont témoignent les acteurs professionnels pour se saisir des questions d’alimentation nouvellement débattues. Les contributions traitent, pour la production agricole, des résistances de la FNSEA aux nouvelles problématisations de l’agriculture ainsi que des stratégies employées face aux critiques sur l’usage des pesticides. Derrière les sources d’inertie du syndicat majoritaire, trois champs sont explorés : les dispositions et intérêts de ses dirigeants, les registres de discours internes et externes et les configurations organisationnelles dans lesquels ils se situent, et ce au niveau non seulement national mais également départemental (cas de l’Orne). Alors que les marges d’action de la FNSEA sont étroites face aux autres organisations, sa critique à destination des industries agroalimentaires et des négociants épargne les coopératives. Bien que de plus en plus publique, cette critique demeure limitée, le syndicat fournissant la plupart des administrateurs des coopératives agricoles et dépendant de ces dernières pour le financement de certaines de ses branches (p. 137).
Sur la question des pesticides, l’association Farre (« Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement »), créée en 1993, regroupe à la fois des acteurs de la profession agricole et des entreprises économiques de l’approvisionnement en intrants (p. 143). La généalogie qui en est retracée montre comment elle s’inscrit dans les initiatives des industries agrochimiques pour défendre et légitimer leurs produits en s’ouvrant à une cause plus large. Elle y associe des acteurs de l’économie sociale comme l’Union nationale des coopératives agricoles d’approvisionnement (Uncaa) (p. 146) tout en faisant face au boycott de son initiative par le Laboratoire coopératif (50 millions de consommateurs) (p. 147). En complément, une étude de cas traite, en Suisse, des difficultés à intégrer le problème de l’antibiorésistance dans l’agro-industrie alimentaire.
La troisième partie aborde l’échelon infranational et la façon dont les régions ou les métropoles s’emparent de la question alimentaire sous l’angle des « innovations territoriales », mais aussi comment la « cogestion agricole », transposée à l’échelle locale, peut limiterleur potentiel. Dans le cas du Grand Est, en 2017, le conseil régional a financé la chambre d’agriculture pour l’organisation d’assises alimentaires qui se sont concrétisées sous la forme de quatre journées « filières », afin d’« augmenter la part de marché des produits régionaux » (p. 187). « Le réseau des chambres d’agriculture demeure ainsi le “propriétaire” local des problèmes publics agricoles » (p. 196). De la même façon, dans le Nord-Pas-de-Calais (2010-2015), « le problème de l’agriculture régionale est entendu comme un problème de valorisation économique de la production pour permettre le maintien d’emplois agricoles et agroalimentaires » (p. 203), et les tentatives d’un élu écologiste pour dépasser les frontières du secteur n’ont pu aboutir.
Plus largement, les réseaux de l’agriculture biologique les plus alternatifs (Déméter ou Nature et Progrès) ont perdu de nombreux adhérents avec l’apparition de la certification par tierce partie du règlement européen (p. 221). Les Civam (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) ou la Frab (Fédération régionale des agriculteurs biologiques) sont qualifiés par certains élus d’« associations idéologiques » (p. 230). En Bretagne, la posture choisie est celle d’un changement « incrémental » permettant de valoriser la diversité des acteurs par la promotion de« modèles agricoles bretons » au pluriel, à différencier de l’ancien modèle, particulièrement critiqué par les défenseurs d’une agriculture écologique et de qualité (p. 225). Dans le cas de la métropole de Montpellier, la politique agroécologique et alimentaire a également suscité des interactions, mais aussi des tensions entre associations militantes ou alternatives et acteurs traditionnels du monde agricole. Néanmoins, si l’installation d’« agriculteurs nourriciers » est restée modeste, le redéploiement d’instruments particuliers comme les associations foncières agricoles (AFA) a permis de mieux gérer les parcours des pasteurs ovins dans les garrigues et, plus largement, a contribué à repolitiser la question des terres agricoles face au projet urbain (p. 269). Un chapitre aborde également les contradictions entre acteurs de différents niveaux dans l’approvisionnement des villes marocaines (marchés de gros).
Enfin, la quatrième partie s’intéresse à la « réappropriation » de systèmes alimentaires « alternatifs » à des fins commerciales, ainsi qu’aux stratégies d’acteurs dans la commercialisation. Dans le domaine de la consommation alimentaire, les nouvelles formes de mobilisation sont diversifiées, entre le « buycott » (la promotion de produits jugés vertueux), les régimes alimentaires particuliers (végétariens ou végétaliens) ou les circuits courts (p. 273). Parmi les initiatives émergentes, si le point commun s’organise autour de la rencontre entre les producteurs et le consommateur pour contourner la grande distribution, toutes ne débouchent pas forcément sur une remise en cause du modèle agro-industriel. Ainsi, les Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) reversent l’intégralité du chiffre d’affaires aux producteurs, alors que La Ruche qui dit oui (LRQDO) repose sur un fonctionnement marchand, au travers d’une société par actions simplifiée attirantdes actionnaires du web, comme le fondateur de Free. De même, l’importance accordée au lien social prend des formes différentes (p. 284). L’alimentation apparaît comme un moyen de sensibiliser le public à des questions écologiques pour LRQDO, alors que les Amap s’inscrivent dans une réflexion politique plus large autour de l’agriculture paysanne.
Le développement des écolabels reflète l’essor des normes durables privées, issues, à l’origine, de collaborations entre entreprises agroalimentaires et associations environnementales (p. 299). Dans le domaine de la pêche, l’écolabellisation publique est apparue, dans une dynamique interprofessionnelle, comme un moyen de protéger la filière française dans un marché international en mutation (p. 303). En complément, « l’injonction à participer » a permis à différents acteurs non institutionnels comme les organisations de consommateurs ou les associations de protection de l’environnement d’infléchir le processus vers une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux (p. 306).
Derrière les aspects consensuels de l’alimentation, la conclusion met en évidence différents enjeux et arènes dans lesquels s’expriment des conflits de valeur récurrents et irréductibles. L’alimentation est « susceptible de donner lieu à des transformations institutionnelles, sociales et politiques majeures. Mais elle se heurte tout autant à des formes de récupération et à des stratégies de canalisation de la critique par les acteurs hégémoniques, qui limitent son potentiel transformateur » (p. 334), alors que les nouvelles préoccupations des citoyens comme « mangeurs » (p. 338), reprises dans des expériences militantes alternatives, constituent de nouvelles opportunités de marché pour les investisseurs. L’action collective est-elle devenue impuissante à infléchir le modèle dominant (p. 341) ? Et ce, sans compter la myriade de start-up de l’économie numérique qui gravitent autour de l’alimentation (nutri-génétique, bioéconomie des protéines végétales, plateforme de distribution, etc.) et ne sont qu’évoquées en fin de conclusion. Lapandémie de covid-19 remet en lumière les enjeux alimentaires. L’ouvrage apporte de nombreux éléments d’analyse pour approfondir les contraintes en matière d’évolution agricole et alimentaire. Il dévoile, en particulier, l’ambivalence qui traverse les acteurs de l’économie sociale et solidaire dans ce domaine et invite, pour l’analyse de ces derniers, à se départir de tout a priori idéologique qui nes’inscrirait pas dans une analyse solidement étayée par l’observation de terrain.
François Doligez, Iram-Prodig
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