Au-delà de la crise sanitaire, quel avenir pour l’ESS ?
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La rapidité et la violence de la crise sanitaire inédite due au Covid-19 ont brouillé tous les clivages économiques antérieurs, qui semblent désormais dépassés : l’autoproduction a suscité un regain d’intérêt dans une société d’hyperconsommation ; les échanges non monétaires ont explosé, qu’ils soient réels ou virtuels ; les urbains sont venus en aide aux agriculteurs ; les entreprises lucratives ont offert des biens à l’hôpital public ; l’État libéral a redistribué largement des revenus aux plus pauvres ; la population a transformé en « héros » des travailleurs du quotidien jusque-là invisibles...
À court terme, cette crise sanitaire aura réactivé des principes qui sont au fondement de l’économie sociale et solidaire : la proximité (à l’origine des groupements de personnes), l’entraide (à l’origine de la mutualité), l’interdépendance et la solidarité (à l’origine de l’association), la coopération (qui supplante la concurrence) et l’utilité sociale (au-delà de l’utilité marchande).
L’ESS sortira-t-elle de cette crise renforcée ou, au contraire, menacée ? La question peut dérouter ceux qui espèrent que ces comportements ne resteront pas conjoncturels et qu’ils redéfiniront notre modèle social et économique : l’ESS, ainsi, pourrait s’affirmer plus fortement et serait reconnue bien au-delà du seul niveau local. Rien n’est moins sûr, cependant, car les élans de solidarité peuvent s’avérer éphémères ou se limiter à des initiatives citoyennes ou entrepreneuriales ponctuelles.
Plus de solidarité... mais laquelle ?
Si les associations d’action sociale sont actuellement valorisées par l’aide qu’elles apportent aux plus démunis, c’est principalement sur deux points : d’une part, la distribution de secours et la mise à l’abri des personnes les plus vulnérables, comme les SDF ; d’autre part, la gestion plus ou moins prudente des Ehpad (qui peuvent être municipaux, associatifs, mutualistes ou lucratifs (13)) et des autres établissements médico-sociaux. La plupart des autres associations et des petites coopératives de proximité – dans la restauration, l’animation, la culture, etc. – ont dû fermer leurs portes ; déjà affaiblies par la réduction drastique des emplois aidés, beaucoup ne pourront pas rouvrir après deux mois de confinement et juste avant les vacances d’été. Au-delà de l’effet que cela aura sur l’emploi, c’est un ensemble d’activités qui alimentent le lien social et la solidarité qui risque de disparaître. Aujourd’hui, ce lien social se tisse largement, bon gré mal gré, par des échanges d’ampleur inédite sur les réseaux sociaux et sur des plateformes numériques ouvertes spontanément par des internautes anonymes. Cette proximité « virtuelle », et surtout interindividuelle, s’émancipe des formes collectives. Qu’en restera-t-il ? Ces pratiques survivront-elles à la crise ? Se substitueront-elles à la multitude d’associations qui, sans bruit, maillent le territoire pour soutenir, relier, organiser et défendre ?
Pour la génération Internet, l’attrait pour la solidarité par « le clic » peut affaiblir l’engagement collectif durable, parfois ingrat, dans l’organisation associative. Pourtant, cet engagement reste indispensable non seulement pour ancrer les liens et l’action dans la durée, mais aussi pour exprimer publiquement les intérêts collectifs et les inscrire dans l’intérêt général. En effet, une société ne peut être réduite à une « somme d’individus », au risque de renforcer un pouvoir autoritaire qui « incarnerait » le tout au-delà des parties. Une démocratie a besoin de corps intermédiaires pour rendre plus visibles les rapports sociaux, qui ne se limitent pas à une somme de relations sociales. Les corps intermédiaires structurent des positions sociales, des relations de pouvoir et des perspectives de changement.
Économie collaborative ou coopérative ?
Au-delà de la relation entre individus et associations, d’autres repères sont brouillés :
– Premièrement, l’économie collaborative n’est pas l’économie coopérative : certains économistes mettent en lumière l’accélération du « capitalisme numérique » du fait de la crise. Daniel Cohen (Télérama, n° 3672, 30 mai 2020) montre ainsi comment « la numérisation des personnes et des relations » permet de réduire les coûts dans une économie de services : télémédecine, enseignement à distance, commerce en ligne, télétravail... Ces modes d’échange, amplifiés par le confinement, ouvrent la voie à « une formidable déshumanisation de cette société annoncée comme humaniste ». Ces échanges interindividuels médiatisés par des plateformes numériques ne sauraient remplacer un travail collectif organisé dans un cadre coopératif ; celui-ci permet non seulement la rencontre et l’échange, mais aussi la création, l’apprentissage et la production en commun. C’est un nouveau défi pour l’ESS que de s’emparer du numérique en dissociant son projet émancipateur (informationnel, relationnel, créatif, non marchand) de sa capacité d’assujettissement (individualisation, isolement, marchandisation, exploitation).
– Deuxièmement, alors que les réseaux sociaux tendent à réduire la frontière entre espaces privé et public, l’usage du numérique pendant le confinement a aboli la distance entre les sphères domestique et professionnelle, tout en aggravant les inégalités (non exclusivement liées à la « fracture numérique » mais aussi à l’importance de la relation directe dans les apprentissages comme dans la productivité). Cette revalorisation de l’espace domestique par le télétravail ou le téléenseignement, pour ne pas se traduire par un repli, doit se combiner avec un soutien et une ouverture apportés par des associations de proximité : ainsi, les pays nordiques, qui valorisent le télétravail, se caractérisent par un grand nombre de groupements volontaires.
– Enfin, autant on peut se féliciter de l’engagement des entreprises (au-delà de la RSE) et des relations non monétaires avec le service public (surtout hospitalier), autant on peut s’interroger sur l’avenir : l’engagement social réel des entreprises se résumera-t-il à une action ponctuelle, à un investissement (dans la perspective de marchés publics à venir), à une opération de communication, à une sélection des « causes » ? Au vu d’expériences antérieures, les partenariats public-privé peuvent, à long terme, s’avérer très coûteux pour la collectivité publique.
Par rapport à cet engagement, que nous disent les entreprises de l’ESS ? Peu présentes dans le tissu industriel, elles ont eu sans doute moins à offrir pour répondre dans l’urgence aux besoins de respirateurs, de masques et de tests... Mais nombreuses sont celles (mutuelles et banques coopératives) qui ont soit ristourné leurs excédents conjoncturels à leurs membres, soit offert un soutien particulier. Ainsi, l’ESS réaffirme ses principes de « juste prix » et de solidarité ; elle peut également rappeler l’importance de la prévention, grande oubliée de la crise sanitaire, notamment à travers les centres de santé mutualistes, associatifs et communautaires.
C’est en effet une économie « relationnelle », qui a progressivement transformé les liens de dépendance de l’économie domestique, l’anonymat de l’action de l’économie publique et l’inégalité des relations dans l’économie lucrative en rapports sociaux qui se veulent plus égalitaires et respectueux des personnes. La récente prise de parole du président d’ESS France (14) montre l’intérêt de ces formes d’organisation économique, malgré leur dispersion à l’origine d’une « faiblesse collective », pour offrir une réelle perspective de transformation de notre modèle socio-économique ; des voix de plus en plus nombreuses – mais là aussi très éparpillées – appellent ainsi de leurs vœux une transition écologique et sociale.
Requestionner les bases de notre système économique
Or, à long terme, l’économie sociale et solidaire, sur la base des principes rappelés ci-dessus, peut alimenter le processus de transformation sociale à partir de plusieurs questions de fond :
– La question de la valeur, car la crise sanitaire met en évidence les besoins essentiels et les activités et métiers d’utilité sociale, dévalorisés par la référence dominante à la solvabilité (l’utilité économique monétarisée et marchande) plutôt qu’à la réponse aux besoins sur lesquels se positionne l’ESS.
– La question de l’internalisation des dimensions sociales et éducatives au sein même de l’activité économique, car l’ESS n’attend pas le progrès social du seul « ruissellement » de la richesse économique par le marché ou la redistribution publique ; elle est économique, mais aussi sociale (intégration, insertion, redistribution interne et externe des revenus) et éducative (accompagnement, sensibilistion, formation, analyse...). De ce fait, elle peut provoquer et accompagner les changements de comportement.
– La question du rythme de croissance, « lent » et équilibré, du fait de la non-lucrativité, de la redistribution interne et de la démocratie, qui pondèrent un certain nombre d’excès (15) . L’ESS montre que la démocratie et la solidarité internes permettent d’élargir l’offre tout en assurant une protection et une allocation des ressources plus durables (transition écologique) et un partage de la valeur plus juste (transition sociale).
– Enfin, la question de la coconstruction de l’activité économique, véritable enjeu à la fois politique et économique, car l’ESS ne dissocie pas la démocratie politique de la démocratie économique, vecteur d’efficacité et de réussite durable.
Aux structures de l’ESS de montrer qu’elles peuvent aussi dynamiser la démocratie citoyenne en intégrant davantage les formes plus individualisées – horizontales et participatives – mises en évidence par la crise sanitaire. C’est ce qui émerge encore un peu timidement sous la pression de nouveaux mouvements sociaux comme Alternatiba ou Youth for Climate. L’ESS a toujours été traversée par des idéologies multiples. En 1889, la société leplaysienne de Genève, en organisant quatre conférences sur l’économie sociale de l’époque, a mis en lumière ses différents versants : libéral, paternaliste, étatique,solidariste. Cela n’a pas empêché la réunion de tous ses acteurs (encore plus divers qu’aujourd’hui (16) ) dans le Palais de l’économie sociale lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900, ni l’affirmation doctrinaire par Charles Gide de l’économie sociale comme porteuse des institutions du progrès social. La sortie de crise va-t-elle réveiller cette vocation politique de l’ESS pour alimenter le modèle de transition que les Français semblent désormais attendre ?
Danièle Demoustier
Coordinatrice de l’ouvrage L’Économie sociale : entre développement social et développement durable. Un exemple métropolitain (Grenoble, 1970-2020), Presses universitaires de Grenoble, à paraître en novembre 2020.
(13) Il faudra, à la sortie, comparer les risques pris et les moyens mis en œuvre selon leur mode de gestion.
(14) « Pour que les jours d’après soient les Jours heureux », tribune de Jérôme Saddier, 4 mai 2020.
(15) Sans que ce soit automatique, comme en témoignent certaines « dérives ».
(16) Car intégrant le syndicalisme, le patronage et l’intervention publique, à côté des mutuelles, des coopératives et des associations non professionnelles, alors émergentes.
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