L’Autogestion à l’épreuve du travail. Quelle émancipation ?
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Isabelle Chambost, Olivier Cléach, Simon Le Roulley, Frédéric Moatty et Guillaume Tiffon (dir.), Presses universitaires du Septentrion, 2020, 317 pages
Cet ouvrage s’inscrit dans une collection qui s’intéresse aux capitalismes sous l’angle des institutions qui les structurent et légitiment leur hégémonie. Il est le fruit de journées d’études organisées au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) en octobre 2017, auxquelles ont participé divers acteurs des réseaux autogestionnaires. Regroupant les contributions d’une vingtaine de chercheurs dans des domaines de connaissance aussi variés que la sociologie, l’anthropologie, la gestion ou encore la géographie, il se compose de quatorze chapitres traitant chacun d’une problématique relative à l’autogestion et organisés en trois parties thématiques.
La première, « L’autogestion en débat(s) », interroge la portée et les limites conceptuelles de l’autogestion ainsi que sa praticabilité dans notre économie de marché moderne. Au-delà de la résonance politique et philosophique de l’idéal qu’elle incarne, l’autogestion peut-elle fournir l’ébauche d’un modèle d’organisation et de gestion alternatif crédible, vecteur d’émancipation ? Les articles décrivent d’abord les courants politiques et idéologiques qui ont façonné et modifié la teneur de l’idée autogestionnaire, notamment à travers la période d’ébullition intellectuelle et expérimentale des années 1970. De ces confrontations et hybridations se dégagent trois approches distinctes de l’autogestion, savamment caractérisées dans le chapitre 2. À rebours des ambitions de réforme radicale portées par la CFDT ou le PCF, l’arrivée du PS au pouvoir accouchera d’une timide volonté de transformation de l’entreprise qui ne conservera « que le néo-management et la politique contractuelle, dans le cadre cette fois d’un éloge de l’entrepreneur capitaliste » (p. 64). Ensuite, une analyse plus pragmatique de l’application des principes autogestionnaires dans diverses organisations vient compléter cet exercice d’introspection. Y sont revisitées des références fondatrices telles que l’occupation de l’usine d’horlogerie LIP (chapitre 3) et le mouvement des coopératives de consommation ou le familistère Godin (chapitre 4). Bien qu’un écho plus récent soit fourni au débat sur les finalités du travail et de l’entreprise à l’occasion d’une relecture critique de la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises de 2019 (dite loi Pacte), on peut regretter que l’ensemble des contributions de cette partie se cantonne essentiellement à la sphère nationale française. Ce qui n’est pas le cas de la deuxième partie de l’ouvrage.
En effet, en ambitionnant d’explorer « Les sentiers de l’autogestion », la deuxième série d’articles étend son objet d’étude tant géographiquement que sociologiquement et propose de retracer les itinéraires, aussi variés soient-ils, empruntés par l’autogestion. Ceux-ci, est-il rappelé en introduction, peuvent être librement choisis et revendiqués – autogestion-projet – et dépassent généralement, dans ce cas, la dimension économique de l’entreprise. Cependant, un bon nombre de ces expériences autogestionnaires constituent une réaction défensive – autogestion-survie – quasi systématiquement opérée sur le lieu de travail, ce même théâtre imposé qui, des cendres laissées par le capitalisme, voit poindre le sursaut de la dernière chance. Pour illustrer ce second cas de figure, les auteurs relatent leurs observations et/ou participations à ces luttes. Le premier chapitre s’intéresse au mouvement massif et donc assez singulier des entreprises récupérées en Argentine à la suite de la crise financière qui frappa le pays au début de notre siècle, tandis que le suivant expose la genèse d’un projet de coopérative de production (Scop) en Île-de-France et le rôle ambivalent tenu par les syndicats dans cette conversion démocratique. En effet, l’auteur défend l’idée que « l’on assiste moins à une redistribution des fonctions au sein de l’entreprise qu’à la perpétuation, sous une nouvelle forme, du pouvoir des syndicalistes » (p. 160).
Les deux chapitres suivants nous emmènent hors les murs de l’entreprise et le cadre de la production marchande pour présenter respectivement la création d’un espace autogéré à statut associatif dont les membres s’efforcent de repenser le rapport au travail et à l’activité créative, et le travail institutionnalisant de l’élaboration d’un tiers-lieu, défini comme un lieu distinct des espaces « premiers » destinés à la famille et « seconds » destinés à la production. Le chapitre final de cette partie intermédiaire offre une revue globale des enjeux structurants et des dilemmes existentiels communs à tout projet autogestionnaire, des règles internes collectivement définies à la question de la propriété en passant par les organes de délibération et la répartition des fruits de l’activité.
Dans une dernière partie adéquatement nommée « L’autogestion en pratiques », le livre dresse une évaluation des réalisations concrètes de l’autogestion et de son réel pouvoir (ou de son impuissance) transformateur et émancipateur sur le travail humain, sous ses formes les plus officielles et institutionnalisées, comme la Scop, ou les plus insaisissables et inachevées, comme les lieux ouverts de conception et de fabrication (fablabs, hackerspaces ou makerspaces, chapitres 3 et 4). La problématique qui sous-tend l’ensemble de ces travaux pourrait être ainsi résumée : quels écarts persistent entre la théorie autogestionnaire et ses pratiques actuelles, et quel chemin reste-t-il à parcourir pour qu’ils se rejoignent ?
L’autogestion n’est pas forcément incarnée là où on le croit, et cette partie prend soin de rappeler que des collectifs se fixent parfois des principes de fonctionnement autogestionnaires sans en être pleinement conscients, tandis que d’autres s’en revendiquent sans en épouser les finalités authentiques. Le deuxième chapitre décrypte notamment les tentatives de récupération et de dévoiement du terme à l’heure de l’autonomie au travail, de la responsabilisation et de la flexibilité à outrance. Un des avatars trompeurs de l’autogestion se manifeste ainsi dans la rhétorique de l’entreprise libérée, qui se réfère à « une version individualiste des principes de l’autogestion, débarrassée de toute analyse renvoyant aux rapports de pouvoir ainsi qu’à la dimension politique du travail » (p. 235).
Sans toujours prétendre apporter des réponses tranchées et univoques à des questions abordant des réalités souvent complexes, cet ouvrage collectif se rallie assez fidèlement à la définition de l’Association Autogestion, selon laquelle « l’autogestion est à la fois un but et un chemin ». Il se conçoit comme une pierre apportée à point nommé à un édifice hétéroclite, à une heure de réactualisation des expérimentations autogestionnaires concomitante à une crise de légitimité de notre modèle d’organisation et de « développement » capitaliste et néolibéral. Certaines études, par leur nature participante et militante, prennent toutefois le risque de perdre un public néophyte ou simplement plus âgé, à cause de l’usage parfois intensif de néologismes. Cela ne bouscule que peu l’équilibre de l’œuvre dans son ensemble, assuré par des introductions générales limpides.
Riche d’expériences universitaires, associatives et militantes variées, parfois menées sur plusieurs décennies, elle éveillera sans aucun doute la curiosité des lecteurs issus de ces milieux, mais également d’un public plus large concerné par les débats contemporains autour du travail et de la démocratie participative. Par sa diversité de points de vue, ce livre dresse un portrait de l’autogestion à la fois complet et contrasté, ce qui est suffisamment rare pour être souligné.
François Deblangy
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