Loi cadre ESS: "Retrouver quelques fondamentaux pour avancer", par Marcel Caballero et Jean-Philippe Milésy

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Un texte de Marcel Caballero et Jean-Philippe Milésy pour les Brèves de juin du Ciriec France.
Une loi sur l’Economie Sociale et Solidaire est en débat à l’Assemblée nationale. Présentée par Benoît Hamon, alors ministre délégué à l’ESS (ce ministère a été supprimé depuis), elle a été adoptée en novembre par le Sénat, ce qui représente un délai insolite de six mois entre les deux examens. C’est sans doute que, bien que présentée comme une des dix priorités du candidat Hollande, l’ESS, malgré la satisfaction affichée par certains de ses acteurs, prompts à s’ébaudir, n’est guère une préoccupation du gouvernement, à l’heure du Pacte de  responsabilité. Il est d’ailleurs un signe qui ne trompe pas. Lors de la conférence de presse du président de la République qui portait sur les entreprises et l’emploi et l’annonce du Pacte de responsabilité, l’Economie sociale ne fut pas même citée.  Or, l’ESS représente des dizaines de milliers d’entreprises de toutes tailles, contribuant pour pas moins de 10% au PIB et  employant plus de 2 millions de personnes. Mais surtout, alors  que les entreprises dites « classiques » licencient par milliers,  l’ESS embauche régulièrement. Est-ce une faute  d’appréciation du président ? Ou est-ce son acquiescement au  monopole de l’entreprise et de la création de richesse  revendiqué par le MEDEF et ses supplétifs de la CGPME et de  l’UPA ? En tout cas, cette absence pose à l’ESS un défi à la  mesure des enjeux de son développement dans la France  d’aujourd’hui, à l’instar de celui qu’elle connaît dans le monde.  En effet, l’Economie sociale, à travers ses valeurs et ses  principes, est une alternative utile au capitalisme financiarisé  et donc un enjeu économique, social, environnemental mais  aussi démocratique. Mais comment la mettre en œuvre ? 
 

Apprendre de l’Histoire pour préparer l’avenir  

Notre modeste contribution à la réflexion ne consacrera que  peu de place au descriptif de l’ESS aujourd’hui dans notre  pays ; elle s’attachera davantage à une histoire sociale, aux  valeurs et principes qui fondent depuis l’origine l’Economie  sociale et aux ressorts qui nous offrent aujourd’hui des  perspectives pour une société plus juste. (Ce parti-pris  procède de la conviction d’Aimé Césaire que « La voie la plus  courte pour l'avenir est toujours celle qui passe par  l'approfondissement du passé »).  

En remarque liminaire, il convient de préciser de quoi l’on  parle et, a contrario d’écarter ce qui est étranger au sujet, en  particulier une conception de l’ESS qui a tendance à s’étendre,  notamment hélas à travers la loi Hamon. Elle agrège l’économie citoyenne, par tous et pour tous, qu’est l’Economie  sociale, et l’économie des œuvres. Il ne s’agit pas de mettre  en cause la pertinence et la qualité de certaines des  interventions de ces œuvres. On ne peut que constater  qu’elles usent des formes de l’ESS, sans nécessairement en  adopter les règles, toutes les règles : le caractère collectif de  l’entreprise, l’égalité des droits et devoirs dans la prise de  décision, la non appropriation individuelle des résultats et des  réserves. Dès lors, cette économie des œuvres, qui est  essentiellement une économie du social et de la réparation,  doit être distinguée de l’Economie sociale, qu’elle se décline  par les « charities » anglo-saxonnes, les « Miséricordes »  portugaises, les entreprises sociales,… ou s’inscrit dans les gênes de la doctrine sociale de l’Eglise (Rerum Novarum), et  est parfaitement compatible avec le système libéral,  puisqu’elle en est la béquille. Pas l’Economie sociale. En  seconde remarque liminaire, sauf à prendre le risque d’être  accusés d’angélisme ou de cécité, on ne peut pas ne pas  évoquer, pour les condamner, les dérives, les banalisations  que connaît l’ESS, ici et maintenant. De la présidence de  François Pérol à la tête du groupe Banques Populaires –  Caisse d’Epargne aux spéculations du Crédit agricole, des  comportements de certaines grandes coopératives agricoles à  l’abus de considérer dans le périmètre de l’ESS des  coopératives de capitalistes comme le Groupe Leclerc, bien  des questions se posent. Il en est de même pour les relations  sociales au sein de trop de structures, avec bas salaires,  précarité et management déplorable. Mais ce n’est pas la  nature d’Economie sociale qui est en cause, mais les libertés  prises avec celle-ci.    

La définition commune de l’Economie sociale, avant que la loi  Hamon ne la noie dans une certaine confusion, est l’agrégat  des mutuelles, des coopératives et des associations. Cet  agrégat repose, ce qui fait sa force, sur des valeurs qui sont la  liberté, l’égalité et la fraternité, et sur des principes qui sont  l’autonomie, la démocratie et la non-lucrativité. Ainsi, ce qui  définit avant tout l’Economie sociale, c’est un « entreprendre  autrement », non capitaliste, fait de sociétés de personnes et  somme toute dérangeant en ces temps de doxa libérale, de  pensée unique. L’Economie sociale n’est pas un secteur  économique ; elle a vocation à intervenir dans toutes les  activités économiques collectives : des banques aux troupes  théâtrales, de la chaudronnerie pour le nucléaire à la défense  des bassins capteurs de l’eau ; de la très petite entreprise à  des mutuelles d’assurance occupant plusieurs milliers de  salariés. C’est cela sa force, qui en fait une idée toujours  neuve et un levier de transformation sociale.    

Mais pour comprendre ce potentiel d’avenir, il faut revenir sur  l’Histoire. En proclamant la fin de l’Histoire, les publicistes du  libéralisme reaganien et postmoderne postulent deux choses :  que l’ordre actuel est indépassable et a vocation à s’étendre  partout et en tous temps, et que se pencher sur le passé est  vain, voire nocif. Quand Denis Kessler, PDG de SCOR et  ancien vice-président du MEDEF, proclame qu’il faut en finir  avec la moindre parcelle du programme du Conseil National  de la Résistance et les acquis du Front Populaire, quand  Nicolas Sarkozy s’emploie à « détricoter » Mai 68, c’est symboliquement toute la construction progressive de la  société républicaine et démocratique qu’ils veulent voir  disparaître, l’histoire des luttes mais aussi du compromis  social, de l’Etat régulateur, de la politique. Or c’est dans la résistance au libéralisme, au début du XIXème siècle qu’est  née l’Economie sociale. La loi Le Chapelier que Jaurès  qualifiait de « terrible » récusait « les intérêts prétendument  communs» des travailleurs et, partant, interdisait toute « coalition ». Il n’y a que l’Etat et les possédants, les patrons.  La société est celle du contrat ; pas celle du Contrat social de Rousseau, celle du contrat marchand dans sa simple brutalité  où le dominant dicte sa loi (Le contrat de travail, dans la France d’aujourd’hui, ne repose-t-il pas encore, en droit, sur  « le lien de subordination » qui lie le salarié à l’employeur ?)  Dans la vision libérale de l’époque, mais que l’on retrouvera  chez Friedrich von Hayek, dont nous reparlerons, le salaire est  juste de subsistance, travailler pour manger, manger pour  travailler. Si vous en doutiez, rappelons le propos de  Bonaparte 1er Consul qui supprime le congé hebdomadaire  dominical en prenant pour argument le fait que le travailleur  mangeant tous les jours, doit pouvoir travailler tous les jours.  Il faudra attendre cent ans pour que ce congé soit rétabli. On  oublie aussi que la Révolution bourgeoise a provoqué une  baisse absolue du revenu de l’ouvrier parisien qui ne  retrouvera, au prix de luttes, son équivalent/pain qu’à la toute  fin du XIXème siècle. Et là aussi, l’Histoire se répète :  « Travailler plus pour gagner plus », et l’extension du travail  du dimanche en sont les plus récentes illustrations.   

C’est d’abord aux besoins élémentaires que chercheront à  répondre les premières initiatives de ce qui constituera  l’Economie sociale. Une des premières sociétés de secours  mutuel dont nous avons le règlement s’appelle « le sou du  linceul » ; cela renvoie à la Chanson des Canuts « Et nous  pauvres canuts, sans drap on nous enterre ». Il y aura l’aide à  la veuve, à l’estropié, aux orphelins abandonnés par la société  du temps. Ce sont des pauvres, un peu moins pauvres que les  autres, qui mettent en commun leurs ressources pour  échapper à la misère. D’autres, un peu plus aisés, voudront  échapper à l’économat, le magasin des patrons, et au  système de la fabrique. On est à Rochdale, en 1844, au cœur  de l’industrie textile anglaise, 24 ouvriers se regroupent pour  se fournir en vivres et produits de première nécessité chez les producteurs et mettent en place la première coopérative de  consommation. On est à Lyon en 1830 et Philippe Buchez, militant chrétien, participe à la mise en commun d’outils et de  savoir-faire ; avec ses camarades, il crée « l’association des  bijoutiers en dorée », une des premières formes de  coopérative ouvrière de production. On est à Paris, en 1866,  Jean Macé, l’éditeur Hetzel et Clément Rossel, le futur général  de la Commune, créent la Ligue de l’enseignement. A Paris, à  la même époque, Elie Reclus, frère du grand Elisée, crée le  Crédit au Travail, une des premières banques coopératives. Et  Eugène Varlin, lui aussi grand Communeux, ouvrier relieur et  mutualiste, crée la Marmite, restaurant coopératif où sont  introduites hygiène, diététique et centrale d’achat. Toutes ces  initiatives, s’inscrivent dans leur temps. Elles inspirent les  socialistes dits utopiques tout autant qu’elles s’en inspirent.  Elles font l’objet de débats, parfois contradictoires, dans les  deux grands courants du mouvement ouvrier, les marxistes et les anarchistes. La gestion de ces initiatives est démocratique,  on applique la formule des Equitables pionniers de Rochdale :  « un homme = une voix». La solidarité et le progrès sont au  centre des démarches. Sous l’influence du fédéralisme  proudhonien, les associations parviennent progressivement à se grouper pour gagner en puissance. Elles portent surtout  des innovations économiques (la grande distribution, la  banque pour tous…), sociales (la couverture des risques…),  culturelles (le savoir partagé). Le mouvement ouvrier est au  cœur de ces dynamiques. Les Bourses du travail, créées par l’anarchiste Fernand Pelloutier, celles-là mêmes qui jetteront  les bases de la première organisation syndicale confédérée, la  CGT, regroupent toutes ces formes d’Economie sociale autour  du syndicat naissant.   

Napoléon III ne s’y trompe pas qui voit dans cette économie  émergente, dans ce que Marx appellera « l’économie  ouvrière », un point d’appui pour le mouvement social. En  créant les Mutuelles « approuvées », il les isole , les  « récupère » en les notabilisant. La Troisième République  continuera cette œuvre d’intégration, notamment à l’initiative  du grand Pierre Waldeck-Rousseau et de son ami Barberet,  qui fut Communeux lui aussi, avec les statuts mutualistes,  puis coopératifs et enfin avec la loi sur les Associations de  1901.    

Ainsi, le tronc commun  associationniste et mouvementiste  d’origine tend à se diviser, à se couper des organisations ouvrières, en particulier les syndicats. L’urgence, aujourd’hui,  est de le reconstituer. (C’est le sens de la présence syndicale  dans le CIRIEC, auprès des composantes de l’Economie  sociale).

Il faut bien évidemment évoquer ici la figure essentielle de Charles Gide. Avec ses amis Walras et Rist, il est un des  grands économistes de son temps. C’est lui qui reprend à Frédéric Le Play le terme d’Economie sociale. C’est lui qui organise le Palais de l’Economie sociale à l’exposition universelle de 1900, qui sera parmi les plus visités, et propose obstinément, mais en vain, son programme de République coopérative devant les congrès socialistes. Nous n’oublierons pas non plus la contribution d’Edgard Milhaud, le fondateur du Ciriec.

Et aujourd’hui ?

Evoquer ces premiers temps de l’Economie sociale, c’est  souligner leurs résonnances avec ce qui se passe aujourd’hui. Dans quel monde vivons-nous ? Sous l’empire de la seconde  révolution libérale, pensée par Hayek et Friedman et mise en  œuvre par Thatcher et Reagan, on assiste à un  développement des inégalités, à une nouvelle pauvreté, au  démantèlement des dispositifs sociaux, à une remise en cause  des droits sociaux et économiques. Des populations de plus en  plus nombreuses se trouvent précarisées, de nouveaux  besoins sociaux émergent d’autant plus que les interventions sociales de l’Etat se réduisent. Le travail, l’esprit  entrepreneurial sont bouleversés par la financiarisation.  Décentralisation et mondialisation transforment les territoires et leur développement. Les crises liées à l’ivresse financière  font que des populations de plus en plus larges, et  notamment les jeunes, s’interrogent sur le caractère soutenable du capitalisme aujourd’hui. Comment le serait-il économiquement quand moins de 5% des échanges financiers  reposent sur la production de biens et services, quand Michel Barnier, commissaire européen, refait l’éloge de la titrisation, celle-là même qui a conduit à la crise de 2008, quand les spéculateurs demandent des rendements de 10 à 15%, alors que la croissance des pays est de 0 à 8 % ?

Ce capitalisme, nous savons qu’il n’est pas soutenable écologiquement. Le développement mondial, sur la base de l’actuelle consommation américaine, nécessiterait les ressources de sept planètes. Des milliards d’habitants de la seule que nous possédions font face à des besoins élémentaires non satisfaits, l’eau d’abord. Nous savons qu’il n’est pas soutenable socialement avec le développement des inégalités, la dégradation généralisée du travail et de ses conditions. Ce que nous réalisons moins peut-être c’est qu’il n’est pas soutenable au plan de la démocratie. Hayek ne disait-il pas qu’entre une dictature libérale et une démocratie  régulatrice il choisirait toujours la dictature? N’est-ce pas sous les applaudissements de Maggie Thatcher que le Chili de Pinochet servit de laboratoire à Friedman et aux Chicago boys ? Les politiques européens n’ont-ils pas démissionné en reconnaissant le primat de l’économie bancaire, en promouvant à la tête d’Etats en difficulté des hommes de Goldman Sachs ? 

Pour les républicains que nous sommes, est- il supportable d’entendre Mario Draghi, président de la Banque Centrale Européenne et ancien dirigeant de Goldman Sachs, déclarer au Wall Street Journal : « Il nous faut libérer les Etats membres du problème de la souveraineté nationale » ?

Dans ce contexte, qui cherche à travers les grandes institutions financières internationales à s’imposer dans le monde entier, l’Economie sociale est de plus en plus regardée comme une alternative. Pas toujours selon ses réalités, ici ou là, mais comme un modèle dynamique, potentiellement porteur de changement. Et de fait, ses formes mutualistes, coopératives ou associatives se développent partout dans le monde comme jamais elles ne le firent depuis leur origine. 2012, décrétée par l’ONU « Année internationale des coopératives », a permis de compter des centaines de millions de coopérateurs dans le monde impliquant, parfois au niveau de leur survie même, des milliards d’êtres humains. Parmi les formes nouvelles, les approches sur les « biens communs » matériels ou immatériels viennent s’opposer aux tentatives, parfois hélas abouties, de privatisation élargie de toutes choses, et jusqu’au vivant lui-même. Elles ont connu un retentissement nouveau avec le prix Nobel attribué à Elinor Ostrom, mais remontent loin dans les pratiques solidaires et égalitaristes communautaires. Pierre Dollivier, curé de Mauchamp, en avait émis une première théorie sous la Révolution française et avait été soutenu en cela par Maximilien Robespierre avant la contre-révolution thermidorienne. Eau, air, faune et flore, sites, les biens communs sont au coeur de nouvelles visions de la propriété collective et de l’élaboration de nouveaux droits. Mais, il est aussi des biens communs immatériels, et il est logique que la bataille pour les logiciels libres soit essentiellement menée par des entreprises de l’Economie sociale, associations ou sociétés coopératives.

Une nouvelle fois, alors qu’elle fait l’objet de déni de la part du patronat et d’indifférence de la part du Pouvoir et des hauts fonctionnaires libéraux, qui préparent et conduisent sa politique, l’Economie sociale, parce qu’elle procède d’une économie des besoins, de la démarche de femmes et d’hommes engagés, aux prises avec les réalités de la société, fait preuve d’innovation. (Nous empruntons le terme d’économie des besoins à Jacques Fournier, ce haut- fonctionnaire, socialiste, qui a oeuvré parmi les plus hautes responsabilités de l’Etat ou à la tête de grandes sociétés nationales, et est devenu, au sein du CIRIEC, militant de l’Economie sociale dans sa complémentarité, dans son alliance avec une économie publique, nationale ou territoriale, dont il souhaite, à contre-courant de la pensée dominante, le rétablissement et le développement). Pour comprendre son caractère novateur, donc dérangeant, il suffit de rappeler que le MEDEF a publié, à l’été 2002, un rapport intitulé "Marché unique, acteurs pluriels: pour de nouvelles règles de jeu" où il dénonçait dans une même condamnation « l’économie dite sociale » et l’économie locale, celle mise en oeuvre par les collectivités territoriales. En cela, il persistait dans sa revendication d’un monopole de l’entrepreneuriat et de la création de richesses, lui revenant de droit. Cet aveuglement à l’égard de l’ESS se poursuit, notamment quand est posée la question de la représentativité des employeurs de plus de 10% de l’emploi privé qui sont jusqu’à présent – à l’exception de certains secteurs du social -tenus à l’écart des grandes négociations collectives, notamment nationales. Or, les entrepreneurs de l’ESS qui s’étaient présentés à travers une Association des employeurs de l’Economie sociale, qui n’intégrait pourtant pas une bonne partie du monde coopératif et le monde agricole, avaient obtenu plus de 9% des suffrages aux élections prud’homales de 2002 et près de 20% en 2008.

Pour considérer l’Economie sociale et solidaire dans sa dynamique, il nous faut revenir à l’Economie des besoins de Jacques Fournier. Parmi les dimensions essentielles de l’ESS se trouvent les territoires et les populations auxquelles elle se consacre. Non qu’elle soit une économie limitée au local, ni une économie subsidiaire, mais que c’est sur le territoire que le lien à ses acteurs se développe et que le collectif fondateur d’une entreprise de l’Economie sociale trouve son dépassement dans une fréquente incarnation de l’intérêt général. La dernière forme d’ESS qui ait été créée en France est la Société coopérative d’intérêt collectif. La SCIC est une coopérative multi-partenariale associant les salariés, les usagers, les bailleurs ou partenaires techniques, mais surtout ouverte aux collectivités publiques. C’est là que se dessine l’Economie des besoins, les alternatives à des formes obsolètes ou trop rigides de la gestion des services publics et donc l’opportunité, voire la condition, de leur renaissance.

Mais prenons des exemples ailleurs pour montrer le caractère universel de ce développement de l’ESS et comprendre qu’elle n’est pas confinée aux petites entreprises, encore moins à la réparation sociale :

  • Le groupe coopératif Mondragon, même si une de ses unités emblématiques, Fagor, a disparu, prise dans la tourmente de l’immobilier espagnol, demeure avec 40.000 coopérateurs et près de 100.000 salariés un acteur majeur de l’économie du Pays basque sud. .
  • Les Caisses Desjardins sont un des principaux opérateurs financiers du Canada, mobilisant 46.000 salariés.
  • En Italie, la CAMST, 2ème opérateur de restauration collective, occupe 11.000 salariés, dont plus de 8.000 coopérateurs. . En Inde, des coopératives laitières et cotonnières ont des sociétariats de plusieurs centaines de milliers de coopérateurs, coopératrices pour la plupart.
  • Au Québec, en Andalousie, en Finlande, en Equateur, le secteur coopératif représente plus de 25% de l’économie globale.
  • En France même, les Banques coopératives sont dominantes comme banques de dépôt. Les mutuelles d’assurances (Macif, Maif,…) sont très largement majoritaires dans l’assurance automobile et des biens.

Un modèle de société

Mais, plus encore que sur ces chiffres, il faut insister sur le fait que l’Economie sociale dans le monde n’est pas qu’une forme d’organisation économique : c’est un modèle de société opposé au système dominant. La pensée libérale postule l’individu seul, mû par ses intérêts égoïstes. Elle postule l’inégalité comme le moteur principal du développement. Elle adopte en tout des postures guerrières, violentes. La solidarité des systèmes de protection sociale lui est insupportable. On se retrouve devant les « intérêts prétendument communs » de la loi Le Chapelier, devant « le renard libre dans le poulailler libre », pour reprendre le mot de Lamennais. Et malheur aux vaincus. Il faut voir ici l’influence de la pensée religieuse américaine sur le renouveau libéral. Le pauvre, le chômeur est oublié par Dieu. Il expie quelques fautes. La gagne de l’un ne peut se faire que sur la perte de l’autre.

Le modèle sociétal de l’Economie sociale est à l’opposé extrême de cette pensée sauvage. Il repose sur l’égalité des personnes, sur la solidarité et non la compétition, sur le primat de la démarche collective. C’est un modèle apaisé, refusant la violence, qui préfère le désir à l’envie, le plaisir de tous à la hargne solitaire du « winner ». Patrick Viveret a une très belle expression quand il dit qu’il nous faut souhaiter « la victoire du coopérateur ludique, sur le guerrier puritain ». Ce puritanisme qui s’accommode que les dix plus grandes fortunes mondiales possèdent autant que les 2 milliards les plus pauvres ; que pour quelques concessions pétrolières on crée des Etats sans viabilité possible et devenus en trois ans des lieux de massacres couverts de charniers, comme on vient de le faire avec le Soudan du Sud ; que l’on délocalise des productions dans des immeubles du Bengladesh, au risque d’en faire de vastes crématoires. Ce puritanisme qui prive le plus grand nombre des ressources naturelles, pour le profit de quelques uns. Ce puritanisme où la presse américaine fait l’éloge de l’ordre assuré par le Parti unique chinois.

Tous les ingrédients existent pour que l’ESS apparaisse de plus en plus comme une alternative. Nous l’avons vu, elle dispose de ses propres atouts pour cela. Mais, pour changer d’échelle, il lui reste à renforcer ses alliances naturelles. Avec les entreprises publiques et les services publics, mais aussi avec les syndicats avec qui les liens historiques se sont distendus, qu’il devient urgent de rétablir. Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que ce monde doit être changé. Au-delà des idéologies globalisantes, même si certaines mériteraient qu’on les revisite, l’Economie sociale nous offre des outils pour y contribuer.