Frédéric Le Play, une réforme sociale sous le Second Empire
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Le nom de Frédéric Le Play est fréquemment associé à l’économie sociale sans que les raisons de cette association soient forcément bien connues, et si son rôle dans l’organisation des expositions universelles de 1855 et 1867 ainsi que dans la création de la Société d’économie sociale est notoire, son oeuvre scientifique reste, elle, peu exposée. Le remarquable travail d’historien que réalise Maguelone Nouvel permet de pallier ce manque de connaissances et de mesurer la portée des deux ouvrages majeurs de Le Play : Les ouvriers européens, en 1855, et La réforme sociale, en 1864. En précisant que la méthode leplaysienne passe par la multiplication des expériences, l’étude des conditions de prospérité des populations, l’énoncé des lois ou des principes que l’on peut tirer des faits, Maguelone Nouvel fait surgir l’originalité d’une pensée complexe, ses rapports à divers courants sociaux du xixe siècle et nous plonge au centre des débats et des controverses concernant la question sociale.
Cet ouvrage aussi passionnant qu’agréable nous permet, grâce à l’abondance de sa documentation, de prendre la mesure de la richesse des réflexions et des débats de l’époque que les différents courants intellectuels et politiques portaient avec enthousiasme.
De l’art métallique aux principes de l’organisation sociale
Frédéric Le Play est avant tout un brillant ingénieur d’Etat reconverti en enquêteur et penseur social dont le projet a le mérite majeur de poser clairement la question sociale. Au moment où elle occupe les élites françaises, qui encouragent la réalisation de grandes enquêtes, Le Play met en oeuvre un travail de recherche inédit et personnel en transposant les méthodes appliquées aux sciences exactes dans le champ des sciences sociales et en étayant sa théorie sur sa propre expérience de terrain. Le Play, l’un des premiers, met en place une véritable démarche de recherche-action au service d’un projet de société visant à réconcilier tradition et modernité, progrès économique et harmonie sociale. Son objectif est donc de déterminer les vrais principes de l’organisation sociale.
Il s’intéresse d’abord aux ouvriers d’un point de vue économique, en tant qu’éléments des frais de production, puis il mesure la difficile condition de cette population. Sur le terrain, il prend conscience de l’existence de la question sociale et des incidences néfastes qu’elle peut avoir sur le développement industriel. Lors de ses voyages, il forge sa théorie et s’interroge sur les bienfaits de l’union des classes pour l’équilibre des sociétés. Le Play est alors amené à relativiser la condition des serfs de Russie et à affirmer qu'elle n’est pas pire que celle d’un homme libre soumis au régime manufacturier moderne. Nommé à la chaire de métallurgie de l’Ecole des mines en 1840, il mentionne dans ses leçons l’importance du fait ouvrier dans le fonctionnement d’une entreprise et rappelle que la connaissance de la main-d’oeuvre est indispensable pour un ingénieur qui veut administrer convenablement une entreprise et y préserver l’ordre. S’il prône parfois l’entraide des classes, c’est uniquement dans une optique économique et industrielle.
Famille, charité, travail, prévoyance
De par son enseignement et ses travaux, Le Play n’est plus seulement un ingénieur des Mines renommé, il devient aux yeux de tous un enquêteur social susceptible de proposer des solutions nouvelles. C’est seulement en ce sens qu’il peut être considéré comme un « socialiste », au sens de celui qui s’intéresse à la question sociale et non au sens d’un idéologue. Le Play construit une théorie sociale qui repose sur l’idée maîtresse selon laquelle le « bien-être » d’une famille ouvrière s’appuie sur deux éléments essentiels, le travail et la prévoyance, le premier créant les conditions d’existence grâce aux revenus et la seconde réglant l’emploi de ceux-ci et en garantissant le bon usage.
Les ouvriers européens représentent la première étape dans le processus de divulgation au public des idées sociales de Le Play. Cet ouvrage concrétise l’aboutissement d’un travail d’observation entamé en 1829 et réalisé dans toute l’Europe en parallèle de ses activités officielles d’ingénieur d’Etat. Les ouvriers européens se présentent sous la forme d’un triptyque comprenant une introduction en forme d’exposé de la méthode d’observation, un atlas exposant à titre d’exemples trente-six monographies de familles ouvrières européennes et un court appendice résumant les principales conclusions de l’auteur. Plus tard, en 1864, dans La réforme sociale, Le Play dévoile l’ensemble de ses conclusions et place la famille au coeur de la démonstration. Qui plus est, il subordonne les principes secondaires – parmi lesquels il range la liberté et l’égalité – au principe premier de la charité. Cette position est toutefois assez isolée dans le paysage intellectuel de l’époque. Enfin, il faut noter dans cet ouvrage la vision décentralisatrice de Le Play, qui milite pour un Etat subsidiaire.
Religion et patronage plus qu’associations et secours mutuels
Le Play est toutefois loin du projet d’économie sociale au sens moderne. D’abord parce qu’à l’en croire, l’échec des coopératives construites sur le modèle buchézien démontre l’incompétence des associations ouvrières à résoudre la question sociale. S’il reconnaît l’efficacité des sociétés de secours mutuels patronnées par les propriétaires et les chefs d’entreprise qui incitent les ouvriers à la prévoyance, il émet en revanche de sérieux doutes sur les institutions mutuelles soustraites à toute intervention patronale. Il reproche même à certains de ses amis leur penchant pour les sociétés de secours mutuels et leur rappelle que celles-ci ne sont que des palliatifs et que seul le patronage constitue un remède durable contre la détresse sociale. Ensuite, plus généralement, l’association, bien qu’utile, ne représente aux yeux de Le Play qu’une solution palliative du problème social, le patronage et la famille inscrite dans les valeurs religieuses apportant des remèdes curatifs et définitifs et constituant les deux piliers sur lesquels doit se bâtir la société. C’est notamment pour ces raisons que, parmi les nombreux débatteurs de Le Play, Darimon – alors secrétaire de Proudhon – rappelle que, si la religion pousse à la résignation dans l’attente d’une récompense posthume, l’économie sociale s’efforce d’apporter le bonheur aux hommes de leur vivant.
Economie du social et économie sociale
Le Play est donc plus centré sur l’économie du social, au sens de la gestion du social (comme un Bonald rajeuni, pour reprendre l’expression de Sainte-Beuve à propos de Le Play), qu’un véritable théoricien de l’économie sociale. En effet, s’il fonde en 1856 la Société d’économie sociale, les statuts définitifs consacrent le caractère avant tout scientifique de la nouvelle société, qui se propose de constater par l’observation directe des faits les conditions physiques et morales des personnes occupées à des travaux manuels ainsi que les rapports qui les lient entre elles ou aux personnes des autres classes sociales. C’est finalement une institution scientifique destinée à promouvoir la pratique de la science sociale et à encourager le dialogue entre les parties.
Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de Maguelone Nouvel permet de découvrir ou de redécouvrir le formidable travail de Frédéric Le Play et de le situer dans l’histoire de la pensée de l’économie sociale, même si c’est plutôt pour le placer à la marge. Le travail de Maguelone Nouvel a, entre autres mérites, celui de rappeler la force du courant de l’économie du social auquel appartient Le Play et qui peut aujourd’hui apporter quelques éléments de réflexion dans le cadre des discussions sur les lignes de partage entre économie sociale et entrepreneuriat social.
Arnaud Lacan