Le compte satellite de l’économie sociale, priorité de l’OCDE et de la Commission européenne
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La Commission européenne (CE) et l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ont organisé le 16 octobre 2017 à Paris un séminaire de travail intitulé « Vers des comptes satellites pour le troisième secteur et l’économie sociale : défis et opportunités ». Cette résurgence d’une question ancienne, portée en France par l’Association pour le développement des données sur l’économie sociale (Addes), est une conséquence indirecte du regain d’intérêt porté à l’économie sociale et à l’entrepreneuriat social au sein de l’Union européenne depuis quelques années. La mise en œuvre de politiques économiques et sociales inclusives prenant appui sur l’économie sociale et le tiers-secteur suppose en effet des instruments statistiques valides, notamment de mesure de la valeur ajoutée. L’objectif de ce séminaire international était double : examiner l’adéquation du cadre conceptuel et des méthodologies disponibles aujourd’hui dans ce domaine, et vérifier l’intérêt et la faisabilité de l’établissement de comptes satellites nationaux harmonisés pour l’économie sociale et/ou le tiers-secteur.
Des périmètres différents selon l’ONU et le Ciriec
Le professeur américain Lester Salamon (Johns Hopkins Center for Civil Societies Studies) a présenté la version 2017 du manuel Satellite Account on Nonprofit and Related Institutions and Volunteer Work, réalisé avec la Division statistique des Nations unies. Au-delà des seules organisations nonprofit prises en compte auparavant, la nouvelle version intègre certaines organisations de l’économie sociale (coopératives, mutuelles et entreprises sociales), à condition qu’elles soient prioritairement orientées vers l’intérêt général (le critère opérationnel étant une distribution très limitée des profits réalisés). Deuxième nouveauté : elle inclut le travail bénévole effectué dans une organisation ou à titre individuel, sauf s’il est interne à la famille. Cette extension rapproche un peu le manuel des Nations unies de la conception européenne de l’économie sociale.
Toutefois, les professeurs Rafael Chaves et Jose Luis Monzòn, de l’Université de Valence, en Espagne, ont rappelé que subsistaient des désaccords en décrivant le contenu du manuel élaboré par la branche espagnole du Ciriec (Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative) en 2006 et financé par la Commission européenne : Manual on the Satellite Accounts of Cooperatives and Mutual Societies. Contrairement à celui des Nations unies, le document espagnol prend en compte des organisations coopératives dont une grande part des résultats d’exploitation est distribuée aux sociétaires, sous réserve que leur gouvernance soit démocratique.
Enfin, Marie Bouchard, professeur à l’Université du Québec à Montréal, a exposé l’initiative internationale du Commitee for the promotion and advancement of cooperatives (Copac). Depuis mai 2017, un Groupe technique de travail (TWG) s’attache à développer, en partenariat avec l’OIT et l’ACI, un cadre conceptuel de définitions et de classement des coopératives, afin de mesurer leur contribution économique et sociale.
Les cadres conceptuels disponibles étant posés, il est revenu au professeur Defourny (Université de Liège) d’esquisser des pistes pour une synthèse. Animé par le souci de ne pas affaiblir la richesse des initiatives dans les pays, il cherche avant tout à ne pas exclure du champ statistique trop d’organisations. Dans cette perspective « œcuménique », il choisit le terme de « nonprofit institutions and related » («institutions non lucratives et connexes ») plutôt que celui d’économie sociale. Favorable à la création d’un observatoire du tiers-secteur, il suggère une démarche modulaire prenant en compte séparément les trois branches des institutions non lucratives, de l’économie sociale et des entreprises sociales, qui constituent des réalités différentes se recoupant partiellement, avant de réfléchir aux agrégations possibles. Créateur du réseau Emes (Émergence des entreprises sociales), il reconnaît que ces dernières accroissent la complexité d’un repérage statistique fiable.
Les échanges avec les participants confirmeront la persistance de difficultés pour parvenir à une convergence satisfaisante.
Plusieurs chantiers en suspens au plan conceptuel
La première difficulté porte sur le critère de non-distribution des profits indiqué dans le manuel des Nations unies. Pour Marie Bouchard, le principe de la ristourne dans les coopératives, qui permet de reverser aux coopérateurs l’excès de recettes au-delà du prix coûtant, ne devrait pas être compris comme une distribution du profit, mais bien comme le fruit d’une économie construite sur une autre logique que le commerce et les prix de marché.
Le second point critique concerne le critère de la gouvernance démocratique, qui conduit le Ciriec – mais pas les Nations unies – à écarter un certain nombre d’organisations caritatives et philanthropiques, notamment quand elles ont un caractère hiérarchique ou lorsqu’elles prennent la forme de fondations. Bien sûr, pour l’ensemble des organisations, il conviendrait d’objectiver les conditions de vérification d’un tel critère pour qu’il devienne opérationnel pour les statisticiens.
Le troisième point tient à l’inclusion par le manuel du Ciriec des seules sociétés qui ont principalement un objectif de bénéfice mutuel pour leurs membres. Les organisations visant à apporter un service ou des formes de solidarité à des personnes tierces, ou celles qui entendent contribuer à l’intérêt général, risqueraient d’être écartées du champ.
Enfin, le quatrième point critique résulte de l’extension du champ du compte satellite à toutes les activités bénévoles (à l’exception de celles qui sont intrafamiliales). En pratiquant ainsi, on agrège le bénévolat formel, exercé dans le cadre d’une organisation, et le bénévolat informel, lié à l’entraide et à la mobilisation individuelle. Bien sûr, ce dernier est une réalité qui importe, mais a-t-il sa place dans un compte satellite de l’économie sociale ? En outre, compte tenu des difficultés de sa mesure, certains experts préféreraient se limiter au seul bénévolat formel organisé. L’après-midi du séminaire a été consacrée à une présentation de démarches concrètes d’établissement de comptes satellites dans deux pays. Hélène Volon a exposé la méthodologie suivie depuis 2001 par la Banque nationale de Belgique pour réaliser des comptes annuels. Rendu possible par un concours de la Fondation du Roi Baudouin, ce travail est réalisé en partenariat avec l’Institut des comptes nationaux et le Centre d’économie sociale de l’Université de Liège. Il applique les préconisations du manuel de l’ONU de 2003 et s’appuie sur des enquêtes présentant de larges échantillons d’institutions sans but lucratif qui emploient des salariés. La méthodologie n’a pas changé, fournissant ainsi des résultats annuels comparables de 2006 à 2017. Pour cette dernière année, les ISBLM (institutions sans but lucratif au service des ménages) contribuent au PIB belge à hauteur de 5,3 % et versent 12,3 % des rémunérations salariales.
Des questions statistiques aux enjeux politiques
En parallèle de l’expérimentation belge, Carina Rodrigues (Institut national des statistiques du Portugal) a présenté une démarche progressive engagée depuis une dizaine d’années, qui a commencé par la prise en compte des ISBLSM selon les critères du manuel des Nations unies, pour s’étendre ensuite à toutes les organisations de l’économie sociale, incluant les coopératives et les associations mutuelles, et même le travail bénévole, conformément au cadre de la loi portugaise sur l’économie sociale.
L’importance des enjeux politiques sous-jacents a été confirmée par les participants slovènes au séminaire. Au-delà de la visibilité des entreprises de l’économie sociale, ils attendent surtout de ces comptes des éléments de preuve et des justifications argumentées pour promouvoir les orientations stratégiques en faveur du développement de l’économie sociale. Avec sept autres pays, la Slovénie est prête à s’engager dans une expérimentation.
En conclusion de cette journée, Ulla Engelmann (Commission européenne) envisage, en concertation avec Eurostat, l’établissement d’un groupe de travail des bureaux statistiques des pays de l’Union et la recherche de solutions renforçant les capacités des États et dégageant des ressources financières dès 2019. Antonella Noya (OCDE) entend promouvoir « un engagement commun en matière d’échange, de coopération et de communication pour faire progresser la mise en œuvre des comptes satellites en tant qu’outil de visibilité et de politiques efficaces ». Pour elle, il convientde privilégier la qualité des données et non leur quantité. Une vision commune reste donc un impératif.
La convergence des manuels semble encore impossible, malgré les progrès accomplis. La démarche modulaire, avec des règles communes spécifiques à chaque « branche » du tiers-secteur, paraît plus réaliste. Évidemment, leur agrégation dans un compte satellite laissera perplexes aussi bien les acteurs que les scientifiques, et le choix d’un vocable pour ce compte agrégé restera une tâche difficile.
La mobilisation de certains pays est un atout, et l’intérêt porté au tiers-secteur par l’Union européenne est une promesse. Cela sera-t-il suffisant pour débloquer une situation d’où l’ambiguïté sur la visée réellement sociale poursuivie par les organisations internationales n’a pas disparu ? En France, les membres de l’Addes partagent les réserves énoncées sur la dernière version du manuel des Nations unies. Persuadés qu’il ne s’agit pas avant tout d’une question technique, ils estiment que celle-ci ne peut être débattue seulement entre experts et politiques, mais doit associer largement la société civile des pays. Pour favoriser ce débat, les lecteurs trouveront les documents présentés au séminaire ainsi que des liens utiles sur le site de l’OCDE ouvert à cette fin : http://www.oecd.org/cfe/leed/Working-seminar-on-Satellite-Accounts.htm.
Henry Noguès
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