Aux origines de l’économie sociale et solidaire à Grenoble au XIX e siècle
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Simon Lambersens, Campus ouvert, 2017, 128 pages.
En dépit d’un nombre croissant de travaux sur la mutualité et, dans une moindre mesure, sur la coopération, l’histoire de l’économie sociale et solidaire est encore mal connue aujourd’hui, pour un ensemble de raisons. D’abord, la majorité des historiens du social se focalisent sur le mouvement syndical ; or, celui-ci, apparu à la fin du XIX e siècle, bien plus tardivement, donc, que la mutualité et la coopération, est beaucoup moins important sur le plan numérique que ces dernières. Le mouvement associatif constitue à lui seul un continent dont l’exploration reste à faire sur bien des points. Ensuite, les trois piliers de l’économie sociale et solidaire – les mouvements associatifs, coopératifs et mutualistes – ne s’intéressent pas assez à leur propre histoire, même si quelques progrès ont été réalisés depuis trois décennies. Et, quand il
leur arrive de s’y consacrer, ils en ont trop souvent une vision réductrice, voire mythifiée, qui renvoie leurs origines à une seule source d’inspiration : le socialisme utopique. En ce domaine, Simon Lambersens traite, dans un chapitre de son livre, de l’influence de Charles Fourier à Grenoble. Et force lui est de constater que, si les idées du socialiste utopique s’y répandent, les réalisations qui en découlent restent « partielles », notamment en raison de la division de ses disciples. Certes l’Alimentaire de Grenoble, calquée sur la Marmite de Paris, rencontre un certain succès, mais les limites du fouriérisme à Grenoble sont certaines. Simon Lambersens explore bien d’autres facettes des débuts des mouvements de l’économie sociale et solidaire. Pionnier de l’histoire de la mutualité, Jean Bennet notait déjà, dans les années 1980, qu’une mutuelle des gantiers avait été créée en Grenoble en 1803 (La Mutuelle d’entraide et d’assistance aux ouvriers gantiers, créée par André Chevallier). Ensuite, les travaux de Thérèse Giard-Rabatel, Robert Chagny et Julien Caranton nous ont permis de mieux connaître l’histoire de la mutualité dans cette ville et dans tout le Dauphiné. La société des gantiers de Grenoble fut probablement constituée sur une base confrérique, avec l’autorisation du maire de la ville, Charles Renauldon. Les sociétés de secours mutuels étaient alors très rares en France, et la question de savoir où apparut le premier groupement mutualiste ne compte guère.
Des liens entre les groupements et la municipalité
Simon Lambersens retrace avec minutie l’histoire de la mutualité à Grenoble tout au long du XIX e siècle. Les gantiers firent école puisque, dans les trois décennies suivantes, une quinzaine de sociétés virent le jour, constituées sur les mêmes principes et bénéficiant également du soutien de la municipalité. L’auteur évoque un « paternalisme municipal » : il serait intéressant de comparer la situation, en ce domaine, entre Grenoble et d’autres villes. Comme la majorité des groupements mutualistes de l’Hexagone, ces sociétés remplirent jusqu’au Second Empire une double fonction.
Jouant un rôle de syndicats avant la lettre – ceux-ci ne devaient être légalisés qu’1884 –, elles organisaient les luttes sociales. Par ailleurs, elles prirent aussi en charge le « social » à une époque où l’intervention del’État sur ce terrain était pratiquement inexistante. Beaucoup plus originales en revanche sont deux caractéristiques du mutualisme grenoblois, bien mises en lumière dans cet ouvrage. Tout d’abord, l’apparition précoce de mutuelles interprofessionnelles, traduisant un certain ancrage ouvrier. Ensuite, la constitution au même moment de groupements spécifiquement féminins : ces derniers étaient encore très rares à l’échelon national. Simon Lambersens consacre ensuite un chapitre à la philanthropie et à l’organisation municipale de la solidarité. Grenoble possède une longue tradition en ce domaine puisque de nombreuses sociétés de bienfaisance existaient déjà avant la Révolution française. Elles connaîtront un nouveau développement au XIX e siècle, sous les influences intellectuelles les plus variées. Nous abordons ici une histoire assez mal connue, celle des associations qui prennent en charge le social : la pauvreté, sinon la misère, et la santé. Citons en quelques-unes : les Petites Sœurs des pauvres, la Société de Saint-Vincent-de-Paul, la Société dauphinoise de patronage des libérés et de sauvetage de l’enfance, la Société de Grenoble pour l’instruction élémentaire. Ce ne sont là que quelques exemples. La plupart de ces associations, au sein desquelles se retrouvent de nombreux notables locaux, ne sont pas à l’abri des inévitables querelles de personnes, ni surtout des luttes idéologiques qui divisent alors catholiques et francs-maçons ainsi que royalistes et républicains. Le temps passant, on assiste à un début de laïcisation de l’aide sociale, mais ce processus est très lent ; il est donc loin d’être achevé lorsque survient la Grande Guerre. Enfin, Grenoble n’échappe pas aux retombées des changements politiques et des secousses sociales qui ébranlent le pays : on le voit en 1848, quand des tentatives sont faites pour créer des Ateliers nationaux, avec un certain succès semble-t-il.
Une préfiguration d’évolutions nationales
Le chapitre consacré au mouvement coopératif de consommation et de production est également original. Là encore, on ne savait que peu de choses sur l’histoire de ces mouvements à Grenoble. Cette histoire se caractérise également par la diversité puisque, en cette fin du XIX e siècle, les divergences idéologiques sont profondes entre la coopérative « libérale » des employés de la compagnie de chemins de fer PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), la coopérative d’inspiration solidariste L’Économie, et La Ménagère, constituée par des socialistes : sans surprise, cette dernière suscite l’hostilité des négociants grenoblois. Les associations ouvrières de production ne sont pas oubliées, et ce d’autant moins qu’un congrès de la coopération se tient à Grenoble en 1893. Six associations de production ont été fondées dans la ville tout du long du XIX e siècle, et quatre sont encore en activité en 1895. Ces coopératives présentent des caractéristiques analogues à celles qui existent ailleurs en France : ce sont des groupements assez réduits et implantés pour l’essentiel dans des professions anciennes, voire traditionnelles.
Ajoutons enfin à ce tableau l’existence d’une société de crédit, L’Épargne ouvrière. Simon Lambersens a donc le mérite d’étudier les mouvements d’économie sociale sur un territoire donné. Il montre la grande complexité de cette nébuleuse, qu’une seule question, peut-être, réunit : les projets impulsés par les trois mouvements ne tiennent guère compte de l’État. Et pour cause : ce dernier commence à investir ces terrains à la fin du XIX e siècle, mais il faudra attendre la Première Guerre mondiale (donc une période postérieure à celle étudiée ici) pour qu’il s’y implique vraiment. L’auteur conclut en distinguant deux évolutions essentielles. Tout d’abord, on assiste au passage progressif de la bienfaisance et de la charité à la prévoyance organisée par les mutualistes. Ensuite, on constate la transformation de l’approche de la question sociale : d’abord axée sur les jeunes et les indigents, elle s’élar- git à la classe ouvrière. Il reste à se demander si cette évolution est spécifique à Grenoble. Voilà qui n’est pas certain, et tout laisse à penser au contraire que la majorité du pays connaît alors des changements analogues. Des études ultérieures devront donc pointer les facteurs spécifiques qui peuvent exister dans les villes et les régions. Voilà qui plaide pour une histoire comparative des associations ainsi que des mouvements coopératifs et mutualistes.
Pour conclure, qu’il nous soit permis d’émettre deux vœux. Tout d’abord, Simon Lambersens devra retracer dans un second volume l’histoire des trois mouvements d’économie sociale à Grenoble durant la période qui va de la Grande Guerre à nos jours. Souhaitons ensuite que des travaux analogues permettent d’écrire une histoire nationale des trois mouvements, dans laquelle leur influence sera comparée entre les diverses régions de l’Hexagone : voici un beau chantier pour de futures recherches. Signalons enfin que cet ouvrage est fort agréable à lire en raison de la richesse de son illustration.
Michel Dreyfus
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