Séminaire du Cedias sur l’histoire de l’ESS : suite et fin
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Après les trois séances sur la Belgique, le Québec et la Grande-Bretagne, cette année inaugurale du séminaire international d’histoire de l’ESS s’est achevée par deux focus sur l’Europe du Sud.
La séance consacrée à l’Italie a été assurée par Elena Musiani, spécialiste des politiques sociales à l’université de Bologne. L’intervenante a d’abord présenté l’évolution de l’historiographie économique et sociale italienne en lien avec les grandes étapes de l’histoire du pays depuis l’unité (1861). Dans la période qui a suivi l’unification, de nombreux travaux historiques ont participé à la construction de l’État-nation, dans une visée essentiellement pédagogique. Cette histoire au service du politique a ensuite cédé le pas à des écoles historiques, qui ont mis à l’honneur l’histoire comme véritable science, notamment autour de la figure emblématique de Benedetto Croce.
L’historiographie italienne a connu une nouvelle rupture au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après la découverte des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci qui a donné naissance à l’école historique marxiste. En 1952, une chaire d’histoire économique et sociale a été inaugurée à l’université de Bologne, et l’histoire économique a connu un essor significatif au cours des années 1960, avec un approfondissement des études sur les rapports sociaux de l’Italie du XIX e siècle. En contraste avec cette progression ininterrompue de près d’un siècle, l’histoire économique et sociale italienne présente à l’heure actuelle un tableau « désolant », comme en témoigne l’absence de titulaire à la chaire d’histoire économique et sociale de Bologne. Selon Elena Musiani, l’Italie souffre de l’absence d’histoires globales en raison de la complexité de la construction nationale. C’est le cas des politiques sociales, qui n’ont pour l’heure fait l’objet que de travaux incomplets. Une analyse de leur émergence révèlerait pourtant l’importance qu’y a tenu le mouvement mutualiste, qui a aussi constitué une source essentielle de résistance ouvrière au XIX e siècle. Mais en dépit des travaux de Fiorenza Tarozzi, il manque encore une vision globale de la mutualité italienne. De même, le monde coopératif, qui a fait l’objet d’études locales de la part de Maurizio Degl’Innocenti et de Tito Menzani, mériterait une exploration plus large.
La communication a été suivie de riches échanges, qui se sont concentrés sur l’histoire des organisations de l’économie sociale italienne et leurs archives. Ces débats ont de nouveau insisté sur le caractère épars et inachevé des travaux, auquel répond une grande dispersion des archives. Le centre d’études, de recherche et de documentation sur le monde coopératif de l’université de Bologne ne détient que quelques fonds d’archives ; le reste demeure éparpillé entre les structures elles-mêmes, des syndicats, des bibliothèques et instituts spécialisés, auxquels s’ajoutent quelques fonds familiaux. Ces difficultés sont renforcées par la spécificité de la coopération italienne, portée jusqu’aux années 1980 par deux traditions conflictuelles, l’une marxiste socialiste et l’autre catholique. Cette opposition entre coopératives « rouges » et « blanches » se double d’initiatives syndicales, démocratiques et d’une tradition libérale, méconnue, qui compliquent ce paysage. La mise en œuvre d’un réseau virtuel d’archives pourrait remédier à cet émiettement.
Le débat a fait émerger d’autres questions qui dévoilent les larges champs de recherche ouverts dans l’histoire de l’économie sociale italienne. Ainsi, les banques populaires, implantées au XIX e siècle sous la double influence des modèles Raiffeisen et Schulze-Delitzsch, attendent-elles des travaux de synthèse. De même, a été soulignée l’influence majeure de l’Église et l’implication du catholicisme social dans le développement des caisses d’épargne et des monts-de-piété. La situation de la coopération pendant la période cruciale du fascisme reste à explorer malgré les pistes ouvertes par Tito Menzani. La coopération a joué un rôle important dans la modernisation du pays, notamment en Sicile, où elle a pris la forme d’un véritable laboratoire social. Pour finir, s’est posée la question de l’unification de la coopération italienne : en dépit d’une dynamique de convergence un temps observée, les coopératives, aujourd’hui globalement assimilées à des entreprises privées, restent divisées.
La dernière séance sur l’économie sociale en Espagne était organisée autour de deux interventions : au cours de la première, Santiago Castillo, professeur émérite de sciences politiques à l’Universidad Complutense de Madrid, a réalisé un bilan de trois décennies de recherche sur l’histoire et les sources du mutualisme en Espagne de la fin de l’Ancien Régime à 1936. Le coup d’envoi de ces études a été lancé par le premier colloque international sur l’histoire de la mutualité, qui s’est tenu à Paris en 1992 (1) . Cette rencontre a été l’occasion de pointer les différences considérables de traitement de l’histoire mutualiste en Europe. Contrairement à la France et à la Grande-Bretagne, l’Espagne disposait alors de données insignifiantes sur le mutualisme des XIX e et XX e siècles.
Par la suite, une rencontre nationale a été organisée en Espagne sur l’histoire des mutuelles afin de stimuler la recherche sur le sujet. Cette initiative a entraîné un élargissement considérable de la connaissance sur l’histoire mutualiste. Grâce à ce premier bilan collectif, la recherche espagnole a pu rattraper son retard international, et retracer l’essor du mouvement, ses vicissitudes politiques et ses évolutions législatives. Ont également été dégagés les multiples sensibilités mutualistes, des données quantitatives ainsi que les particularismes régionaux. Deux autres rencontres entre chercheurs, acteurs et gestionnaires de la protection sociale, publique et privée, ont permis de retracer l’évolution du mutualisme en Espagne de la fin de l’Ancien régime à nos jours.
Ces trois congrès représentent les principaux jalons d’un champ de recherche sans cesse élargi, comme en témoigne la base de données sur l’associationnisme catalan, qui ne recense pas moins de 25 000 références associationnistes (2) . Les travaux menés depuis trente ansont permis de revenir sur les postulats initiaux, fondés sur l’idée d’une utilisation de la mutualité comme un rempart pour des structures revendicatives. L’analyse des sources révèle au contraire que les mutuelles espagnoles sont longtemps restées des créations autonomes, sans liens avec les organisations ouvrières. Dans le même temps, des analyses sur la taille des groupements mutualistes expliquent le désintérêt de l’État espagnol à leur égard : sauf cas exceptionnels, les mutuelles étaient des structures de taille très modeste, rejetant les techniques modernes de l’actuariat. Seule la mutualité catalane s’est dotée d’une puissante fédération dès 1934. La parenthèse de la République, qui a accordé une législation spécifique aux mutuelles, a rapidement été balayée par la Guerre civile et l’arrivée au pouvoir de Franco.
Sebastián Reyna (professeur à l’IFTA, Madrid) a ensuite exposé l’évolution du mouvement coopératif espagnol, de la fin du XIX e siècle aux années 1980. De nombreuses coopératives ont vu le jour dans le sillage du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale. On note ainsi diverses initiatives coopératives dans le domaine des habitations à bon marché, où la pratique coopérative s’est peu développée dans d’autres pays européens. En 1920, la première coopérative industrielle d’origine syndicale, liée à l’UGT (Union générale des travailleurs) est fondée à Eibar au Pays Basque. Le Pays valencien et la Catalogne constituent également des foyers dynamiques de coopération et de mutualisme. En 1931, la première loi sur les coopératives est promulguée dans la foulée des lois sociales de la Seconde République (journée de huit heures, assurances sociales), sous l’impulsion du ministre socialiste du Travail Largo Caballero. Après la Guerre civile, la Noche Negra s’abat sur le mouvement coopératif, mis sous la coupe du gouvernement franquiste jusqu’en 1975. Cependant, le coopérativisme républicain se réinvente dans les pays d’exil républicain, en France où sont fondées notamment des coopératives sandalières, mais aussi au Mexique, en Colombie…
Après le retour de la démocratie, la coopération apparaît comme un gisement de nouveaux emplois, justifiant un subventionnement public. L’État promeut le modèle des sociedades laborales, sociétés anonymes à participation ouvrière, équivalent espagnol des SAPO françaises qui ne connurent jamais un tel succès dans l’hexagone. Parallèlement, les syndicats appuient la création d’entreprises autogérées par les travailleurs. Les coopérateurs républicains rentrés d’exil apportent leur expérience précieuse durant cette époque de la transition démocratique.
Ainsi s’est achevé le séminaire international sur l’histoire de l’économie sociale, dont les différentes séances peuvent être intégralement visionnées sur le site du Cedias-Musée social (www.cedias.org). De la Belgique au Québec, de la Grande-Bretagne à l’Italie et à l’Espagne, il ressort que l’histoire de l’économie sociale n’est pas perçue comme un genre historiographique par les historiens, qui l’appréhendent le plus souvent au croisement de l’histoire des mouvements sociaux (notamment syndicaux) et des politiques sociales. La plupart des intervenants ont souligné l’absence de synthèse historique sur l’économie sociale dans leur pays. Les synthèses sectorielles (sur la coopération, la mutualité ou le mouvement associatif) restent également à écrire. C’est donc par la variété des approches (institutionnelle, sociologique, économique, monographique…), que s’appréhende la complexité des trajectoires d’organisations et d’individus qui, quelle que soit leur implantation nationale ou régionale, se sont rarement inscrits dans une entité « économie sociale » ou « économie solidaire ».
Charlotte Siney-Lange, Institut Montparnasse, Centre d’histoire des mondes contemporains
Patricia Toucas-Truyen, RECMA, Centre d’histoire des mondes contemporains
(1) Mutualismes de tous les pays. Un passé riche d’avenir, Paris, Mutualité française, 1995.
(2) Base de Datos del Asociacionismo Catalán Contemporáneo (BDACC) : https://www.irmu.org/base-de-dades-associacionisme.
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