Ruses de riches. Pourquoi les riches veulent maintenant aider les pauvres et sauver le monde
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Jean-François Draperi, Payot, 2020, 336 pages
À la suite d’échanges avec Jean-François Draperi autour de son livre, il m’a été suggéré de transformer mes notes en version rédigée pour la Recma, ce dont je m’acquitte avec plaisir compte tenu de l’intérêt porté à l’ouvrage et à sa lecture, même si les relations tissées au sein du comité de rédaction ou dans le croisement de nos trajectoires « derochedaliennes » (un néologisme un peu aventureux) n’en font pas un exercice aisé, drapé de la neutralité axiologique chère à Max Weber... Mon angle de vue fait surtout écho à la dimension internationale du cadre d’analyse et de la circulation des idées qui étayent l’ouvrage, dimension alimentée par nos activités dans le domaine de la coopération internationale. En effet, si cet essai, qui propose un questionnement critique 3 et s’efforce de « différencier un projet d’économie sociale d’une ruse de riche », est d’abord ancré dans un débat et de nombreux exemples situés en France, le mouvement de fond qu’il décrit, sinon dénonce, provient du capitalisme financier de Wall Street bien décrit naguère par Nicolas Guilhot 4 et qui a colonisé la sphère internationale. Cette « grande transformation » des valeurs de solidarité, et surtout la façon dont cette dernière est transformée dans le nouveau monde de la financiarisation 5 , de la « philanthropie à risque » et des plateformes numériques, affaiblit et marginalise l’économie sociale héritée des luttes sociales. Bien qu’écrit avec respect pour la « sincérité des start-up sociales », l’ouvrage pointe un certain nombre de limites, de critiques et de garde-fous utiles à prendre en compte. Heureusement, par ailleurs, que l’alternance des chapitres axés sur les « alternatives » donne à penser autrement !
Parmi les informations développées par Jean-François Draperi, il est utile de rappeler les liens tissés entre le « banquier des pauvres » Muhammad Yunus 6 et le spéculateur Michael Milken ainsi que le sulfureux passé de ce dernier (impliqué dans la crise financière des années 1980 aux États-Unis, marquée par la faillite de nombreuses caisses d’épargne) tout comme celui de l’homme d’affaires Carl Icahn, nommé par Donald Trump à la « réforme des régulations de l’économie américaine ». Mais, au-delà des connexions directes entre acteurs, c’est le côté « systémique » qui ressort de l’ouvrage et traduit un mouvement à bas bruit plutôt qu’une véritable « disruption », même si ce terme fait désormais partie du discours politique. En France, comme dans d’autres pays, l’intégration dans l’ESS de l’entrepreneuriat social et des fondations, la labellisation des entreprises solidaires et les réformes de l’entreprise « à mission », l’expérimentation des contrats à impact social et, désormais, la politique publique définie, dans le domaine social, par son mode de financement, le french impact ou encore la réforme de l’État portée par la RGPP et, bientôt, Action publique 2022 constituent un ensemble cohérent que décrit l’ouvrage et dont on mesure encore mal les effets profonds sur l’économie et la société.
Sans transposer les références de façon mécanique, il y a pourtant matière à réflexion dans de nombreuses expériences internationales, à commencer par le mouvement de « commercialisation » du microcrédit des années 1990 et celui de « financiarisation » de l’inclusion financière à partir de la fin des années 2000. À ce titre, l’ouvrage s’interroge fort à propos sur l’entrée des fonds d’investissement dans les actions solidaires. L’ouverture de ces dernières à l’investissement privé s’inscrit dans un mouvement ancien, inauguré par le « Pacte mondial » lancé par les Nations unies en 2000. Mais l’hybridation des ressources des entreprises d’économie solidaire ouverte par la recherche de « rendement social » des investisseurs s’accompagne souvent d’une « dérive de mission » (mission drift) de ces dernières, quand, parfois, elle ne se traduit pas par d’avantageuses plus-values qui ont jalonné la chronique du secteur – le « scandale Compartamos 7 », au Mexique, demeurant l’une des affaires emblématiques d’une série dont l’inventaire reste à faire, y compris en France 8 . Dans ce cadre, le financement public devenant « catalyseur » des investissements privés, il n’est pas surprenant, comme l’ouvrage le signale, que, via la mesure de l’impact, ce dernier soit, dès lors, valorisé par les politiques publiques et transforme « l’État [et des collectivités territoriales faudrait-il ajouter] en nouveau marché » pour les investisseurs.
Comme le souligne Michel Aglietta dans la postface d’un autre ouvrage 9 traitant du même thème, « le problème crucial qui se pose, s’il s’agit de transformer le capitalisme, est le statut de l’entreprise », d’où l’intérêt de penser l’économie sociale autour de la démocratie coopérative et de sa double qualité (investisseur/décideur et bénéficiaire/client), comme le rappelle Jean-François Draperi, pour réintégrer les protagonistes dans un modèle économique qui ne les réduise pas aux statuts de consommateurs pauvres et de travailleurs précarisés. D’où l’intérêt, également, de se demander avec quels acteurs, quels mécanismes et quels rapports de pouvoir se fait la « coconstruction » dont se réclament les politiques publiques.
On peut, pour approfondir le propos de Jean-François Draperi, ouvrir le débat sur différents points, comme la définition du social business (le « premier » Yunus 10 préconisait, entre autres, un actionnariat pour la Grameen Bank dans lequel les bénéficiaires seraient majoritaires, dans des formes institutionnelles pas si éloignées des Scic) ; la référence aux travaux d’Abhijit Banerjee et Esther Duflo, qui se positionnent – ainsi que l’ont analysé différents travaux d’économie politique 11 – comme « entrepreneurs de causes » au service de la « mesure scientifique » de l’impact social ; ou, enfin, le débat, faussé, sur les taux d’intérêt de la microfinance (y compris mutualiste), que l’on ne peut analyser qu’à l’aune des contraintes et du coût de gestion d’un service de proximité, ainsi que par l’abandon des politiques publiques redistributrices encadrant les pratiques spéculatives du secteur financier.
Alors que « l’entreprise à mission » Danone est rappelée à l’ordre par ses actionnaires 12 , et à l’heure où un dirigeant du Crédit agricole 13 présente la Fondation Grameen Crédit agricole comme pilier de la « raison d’être » du groupe mutualiste dans la « finance inclusive », il est important de rappeler de quoi l’on parle et dans quel projet émancipateur ce type d’initiative – alternative, progressiste ou militante 14 – veut s’inscrire.
François Doligez
Iram-UMR Prodig
(3) Complémentaire à celui axé sur l’innovation sociale par M. Juan, J.-L. Laville et J. Subirats (dir.), 2020, Du social business à l’économie solidaire. Critique de l’innovation sociale, Toulouse, Érès (p. 7-40).
(4) N. Guilhot, 2004, Financiers, philanthropes. Vocations éthiques et reproduction du capital à Wall Street depuis 1970, Paris, Raisons d’agir.
(5) Voir J.-J. Gabas, V. Ribier et M. Vernières (dir.), 2017, dossier « Financement ou financiarisation du développement ? », Mondes en développement, n° 178.
(6) Prix Nobel de la Paix en 2006, conjointement avec la Grameen Bank, au Bangladesh, pour la contribution de la microfinance au développement dans le monde.
(7) B. Granger, 2010, « Évaluer la microfinance après le scandale Compartamos », Rapport moral 2009 sur l’argent dans le monde, Association d’économie financière.
(8) Où des acteurs associatifs de la solidarité internationale ont, eux aussi, structuré une partie de leurs actions autour de fonds d’investissement (ou de dotation).
(9) M. Lévy, 2018, La philanthropie peut-elle changer le capitalisme ? Ou l’inverse ? Ou les deux ?, Neuilly-sur-Seine, Atlande.
(10) Voir son interview dans L’Argent de la confiance, un documentaire de J.-M. Surcin présenté dans l’émission « À contre-courant » sur France 2, en 2002, ou son premier ouvrage, Vers un monde sans pauvreté, J.-C. Lattès, 1997.
(11) A. Labrousse, 2010, « Nouvelle économie du développement et essais cliniques randomisés : une mise en perspective d’un outil de preuve et de gouvernement », Revue de la régulation, n° 7.
(12) M. Albouy, « Danone : le statut d’entreprise responsable ne signifie pas s’affranchir des exigences des actionnaires », The Conversation, 25 novembre 2020.
(13) E. Campos, 2020, « La Fondation Grameen Crédit agricole et la finance inclusive », Le Journal de l’École de Paris du management, n° 6, p. 8-14.
(14) Pour reprendre les termes de D. Minot, 2019, À quoi sert la philanthropie ? Richesse privée, action publique ou mobilisation citoyenne, Éd. Charles Léopold Mayer.