Lorsque Nice-Matin abandonne le statut coopératif
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Après L’Yonne républicaine en 2008 et Le Courrier Picard en 2009, Nice-Matin abandonne aujourd’hui le statut coopératif. C’était le dernier et le plus important groupe de presse sous ce statut, avec plus de 800 salariés. Les trois titres avaient en commun d’avoir été créés au sortir de la guerre, en 1944, le premier sous le statut de Scop et le deuxième sous forme de coopérative de consommation, avant de devenir une Scop dix ans plus tard. Quant au troisième, société anonyme à participation ouvrière (Sapo) pendant un demi-siècle, il était passé sous la coupe successivement des groupes Lagardère puis Hersant.
Placé en redressement judiciaire en 2014, Nice-Matin est repris par ses salariés sous forme de Scic, avec le soutien de ses lecteurs et d’autres partenaires, dont Bernard Tapie. Après des débuts prometteurs, la dégradation de la situation financière (pertes récurrentes et endettement important) conduit le quotidien à faire appel à des concours extérieurs, avec l’entrée au capital à hauteur de 34 % de Nethys, groupe belge du secteur de l’énergie et des télécoms, en 2016. Cette prise de participation est assortie d’un pacte d’actionnaires qui prévoit la prise de contrôle du titre en 2020, moyennant le rachat de la totalité des parts détenues par les salariés (66 %).
Une bataille de milliardaires
Dès lors, le sort de la Scic est scellé. Il faudra néanmoins attendre 2018 pour que, à la suite de la décision de Nethys (qui a entre-temps investi quelque 20 millions d’euros dans l’affaire) de céder sa participation, commence une bataille féroce entre deux milliardaires : Iskander Safa, propriétaire de chantiers navals et de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, et Xavier Niel, patron de Free et actionnaire du quotidien Le Monde. C’est finalement ce dernier – qui s’était porté acquéreur en juin 2019 de la participation de Nethys – qui l’emporte après le retrait d’Iskander Safa fin juillet 2019.
Une fois la proposition de rachat des parts des 456 salariés sociétaires entérinée le 13 février 2020, Xavier Niel (via la holding NJJ) est désormais seul maître à bord. Le projet prévoit d’importants investissements pour la relance du titre, l’apurement de la dette et le financement d’un plan social concernant un peu plus de 10 % de l’effectif. L’adhésion des salariés, qui avaient investi 2,5 millions d’euros dans la Scic (13e mois + primes) et qui, dans un premier temps, avaient rejeté une offre de Xavier Niel, s’explique assez largement par les conditions de rachat de leurs parts : 5 fois le montant initial. Les quelques milliers de lecteurs qui avaient apporté environ 500 000 euros à la Scic en seront, quant à eux, probablement pour leurs frais.
Le projet ne sera définitivement bouclé qu’après validation par le tribunal de commerce et l’obtention des autorisations nécessaires, notamment l’autorisation ministérielle de sortie du statut coopératif, après avis du Conseil supérieur de la coopération (article 25 de la loi du 10 septembre 1947 ). Il y a tout lieu de prévoir que cette autorisation sera accordée, l’avis du Conseil supérieur n’étant, en tout état de cause, que consultatif.
Le dénouement n’est pas totalement surprenant en raison de la fragilité de la structure dès le départ et de la poursuite de l’érosion des ventes après le rebond initial. Le choix du tribunal de commerce en faveur de la Scic en 2014 (face à deux autres offres) s’explique en grande partie parce que son projet était le mieux-disant en matière d’emploi – ce qui n’a d’ailleurs pas empêché plusieurs vagues de licenciement par la suite.
Une crise de la presse ou du statut coopératif ?
Faut-il pour autant conclure de la disparition du dernier groupe de presse sous statut coopératif à une quelconque fatalité liée aux contraintes de ce statut ? Ne faut-il pas plutôt y voir un exemple parmi d’autres de la crise que traverse la presse écrite depuis plusieurs décennies, sous l’effet de l’évolution des technologies et des métiers ? La presse, malgré tout, conserve un rôle puissant d’influence sur l’opinion publique, les institutions et les décideurs publics ou privés.
D’où l’intérêt que lui portent des dirigeants de groupes industriels ou financiers qui n’ont pas d’ancrage professionnel dans les métiers de la presse mais en attendent, plus que des profits substantiels, un pouvoir d’influence.
Xavier Niel, qui, après Nice-Matin, s’apprête à reprendre le groupe France-Antilles, en est un bon exemple, tout comme Patrick Drahi avec Libération et L’Express ou l’oligarque tchèque Daniel Kretinsky avec Le Monde, ou encore Alain Arnaud avec Les Échos et le Parisien.
Le phénomène est mondial : aux États-Unis, Jeff Bezos, patron d’Amazon, est propriétaire du Washington Post ; au Royaume-Uni, Fiat (via Exor) et Rothschild détiennent The Economist.
La concentration de la presse aux mains de quelques magnats représente une menace pour l’existence d’une presse indépendante et, partant, pour l’expression de la diversité des opinions, essentielle dans une démocratie. Le Conseil national de la Résistance y avait apporté une réponse qui n’a pas résisté à l’épreuve du temps : il promettait une presse libérée des puissances d’argent. C’était l’objet des ordonnances de 1944, censées limiter les concentrations. Elles sont restées lettres mortes.
La promesse n’a pas été tenue mais l’idée, elle, a survécu. En 1966, Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, rédige une proposition de loi pour la constitution de « sociétés de presse sans but lucratif ». En 1972, la Fédération française des sociétés de journalistes reprend la proposition d’un « statut pour les entreprises de presse sans but lucratif ». Sans succès. Depuis lors se sont constituées des sociétés de rédacteurs. Le conflit récent au Monde à l’occasion de l’entrée surprise de Daniel Kretinsky comme actionnaire minoritaire illustre la fragilité de la formule. Une évidence demeure : le capital dicte sa loi.
Le statut de Sapo sous lequel Nice-Matin a vécu des « jours heureux » pendant un demi-siècle, dans la mesure où il organise dans le cadre d’une société anonyme la coexistence à côté d’investisseurs capitalistes d’une coopérative regroupant l’ensemble des salariés et leur donnant accès aux résultats sous forme de dividendes d’actions de travail (DAT) et au pouvoir (sièges au CA), ne serait-il pas préférable, en définitive, à la solution retenue ? La question vaut d’autant plus la peine d’être posée que le statut Sapo vient d’être actualisé et rénové par la loi Pacte.
Marcel Hipszman
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