L’innovation et l’économie sociale au cœur du modèle québécois. Entretiens avec Benoît Lévesque
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Marie J. Bouchard, Presses de l’Université du Québec, 374 pages
Ce livre présente le parcours de vie professionnelle et intellectuelle, mais aussi personnelle, de Benoît Lévesque, né en 1939 à Saint Ulric, village du Québec. Marie J. Bouchard et Benoît Lévesque échangent autour de ce qui a marqué le parcours du sociologue : la religion, la théologie, la sociologie, l’engagement, l’éducation, la recherche, la coopération, le partenariat, le Québec, les modèles de développement, la politique, l’État, les innovations, l’économie sociale, la société civile, les réseaux, les mouvements sociaux…
Les recherches de Benoît Lévesque témoignent d’une pensée originale, qui puise aux fondements de la sociologie européenne : les écoles de pensée de Émile Durkheim et de Max Weber, deux sociologues qui donnent une grande importance au fait religieux et à son rôle sociétal. Benoît Lévesque est un chercheur engagé ; ses travaux se caractérisent par leur qualité théorique, leur accessibilité, leur clarté et leur rigueur. Ils marquent la sociologie économique, la sociologie des entreprises collectives et du développement, ainsi que la sociologie des innovations et de la transformation sociale. Benoît Lévesque a également conçu une sociologie de l’engagement au croisement de la sociologie critique de Pierre Bourdieu et de la sociologie des mouvements sociaux d’Alain Touraine.
Il est naturellement impossible de rendre compte d’un tel parcours en quelques pages. Le livre conçu par Marie J. Bouchard et Benoît Lévesque, auquel ont également participé activement Jacques Boucher, Marie-Claire Malo, Michel Rioux et Alain-G Gagnon, directeur de la collection, est passionnant. Il l’est pour le sociologue auquel il permet de faire un retour sur l’essentiel. Il l’estpour les politologues auxquels il offre un double regard d’acteur et de théoricien sur l’État et la politique à partir du cas québécois. Il l’est pour les responsables politiques auxquels il indique des voies de partenariats féconds avec la société civile. Il l’est pour le chercheur auquel il propose une posture à la croisée de l’enseignement, de la recherche et de l’action dans les institutions sociales. Il l’est pour le militant de l’économie sociale qui y trouvera une force supplémentaire. Autant dire qu’une fois ouvert – l’appréhension que suscite l’imposant volume dépassée– , c’est un livre qu’on ne referme pas facilement.
L’ouvrage se compose de neuf chapitres : trois portent sur le parcours de vie de Benoît Lévesque, les cinq suivants sur cinq thèmes centraux de sa sociologie, le dernier boucle le parcours de cet intellectuel engagé. Les chapitres consacrés à son itinéraire abordent d’abord la formation et le statut de prêtre dans la congrégation des Clercs de Saint-Viateur (CVS). Benoît Lévesque quitte les CSV et fait une thèse de doctorat en sociologie des religions avec Jean Séguy et Henri Desroche, en s’appuyant sur les concepts d’utopie et de secte. La sociologie des religions n’ouvrant aucune porte à l’université, il s’oriente vers la sociologie des médias, puis la sociologie du développement et la sociologie rurale.
À peine est-il nommé à l’université de Rimouski qu’Henri Desroche vient le visiter. Trois jours suffisent pour que la Coopérative de recherche action de l’Est du Québec (CRAEQ) devienne une antenne de l’Université coopérative internationale (UCI). Cet épisode met en évidence la capacité d’entraînement de Desroche, dont Benoît Lévesque hérite. On savait que le Collège coopératif (Paris) avait accueilli de nombreux chercheurs et personnalités québécoises, mais la liste que donne Benoît Lévesque est très instructive. Elle donne une idée de l’importance que le Collège a pu avoir au Québec, et sans doute dans la majorité des quarante pays où Desroche a créé des antennes.
L’ouverture de postes de professeurs au département de sociologie de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) incite Benoît Lévesque à postuler. Il se spécialise dans la sociologie économique, discipline dans laquelle ses travaux vont faire autorité, en particulier grâce au croisement qu’il réalise entre la tradition anglophone et la tradition francophone de recherche. Enseignant toutes les facettes de la sociologie, chercheur élargissant sans cesse ses angles de vue, il fonde le CRISES (Centre de recherches sur les innovations sociales) avec Paul Bélanger, lance une ARUC (Alliance de recherche université - communauté) avec Nancy Neamtan, préside le CIRIEC Canada (Centre international de recherche et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative), puis le Conseil scientifique international du CIRIEC.
À la retraite, il devient professeur associé à l’UQAM et à l’ENAP (École nationale d’administration publique), instaure avec ses collègues le Chantier pour une social-démocratie renouvelée, étudie la philanthropie, s’investit à ce titre dans l’institut Mallet, s’implique dans Centraide Grand Montréal, continue de collaborer au CRISES, tout en poursuivant ses recherches avec de nombreux partenaires au Québec comme en Europe et en Amérique Latine. « La vie rêvée »,écrit-il.
Le quatrième chapitre présente l’apport de Benoît Lévesque à l’innovation sociale. Si le thème est aujourd’hui à la mode, il était en rupture avec les thématiques prometteuses dans les années 80. Le choix de l’innovation sociale est motivé par des valeurs – la démocratie économique et la requalification du travail – et par l’idée anticipatrice que les innovations techniques ne pouvaient pas se passer d’innovations sociales. Entre autres apports, Benoît Lévesque montre que l’innovation sociale n’est pas toujours progressiste. Ses travaux et ceux de ses collègues contribuent à constituer un champ de recherche sur les innovations sociales comprenant une définition, une conceptualisation, une programmation de recherche qui acquiert une reconnaissance par les pouvoirs publics.
La sociologie économique de Benoît Lévesque permet au lecteur européen de comprendre non seulement la politique québécoise, mais également la situation politique européenne. Après avoir analysé le premier modèle québécois de développement, interventionniste (1960-1980), il se penche sur le virage des années 80-85 et le deuxième modèle québécois (1980-2002), orienté vers une « gouvernance ouverte à la concertation et au partenariat », « un socialisme civil ». La richesse de l’analyse tient à ce qu’elle prend en considération l’ensemble de la vie économique et sociale. L’ESS y est abordée comme potentiel d’innovation et de renouvellement d’un modèle québécois de développement. À partir de 2014, ce modèle est ébranlé par la révolution néolibérale. À Marie J. Bouchard qui demande si le modèle québécois est en danger, Benoît Lévesque répond que, fondé sur une relation particulière entre l’État et la société civile, ce modèle fait preuve d’une grande capacité d’adaptation, se reconfigurant de différentes façons selon les contextes historiques. De fait, la loi de 2013 définit l’économie sociale de façon plus stricte que la loi française, excluant par exemple les associations sans but lucratif de type parapublic. S’appuyant sur le modèle coopératif et inspirée par les travaux de Marie J. Bouchard et de ses collègues, la loi prend en compte les valeurs, les principes et les règles, dont les règles statutaires.
Le meilleur du livre se trouve peut-être dans le chapitre final qui aborde une question des plus essentielles : qu’est-ce qu’une sociologie de l’engagement ? Qu’est une sociologie engagée ? De même, j’ai gardé pour la fin l’un des traits les plus intéressants de cet ouvrage, qui n’en manque pas : son mode de production. Ce livre est le produit d’échanges multiformes et féconds entre Benoît Lévesque, Marie J. Bouchard et ses collègues cités plus haut. Cette démarche fait écho à la façon dont Benoît Lévesque conçoit l’édification de connaissances nouvelles, une édification en réseau et poursuivant une double finalité, théorique et de transformation sociale. L’alternance de questions factuelles et d’interrogations théoriques formulées par Marie J. Bouchard, rend bien compte de la nature du livre, précisée dans son sous-titre : entretiens. Nul doute que cette pratique partagée de l’exercice intellectuel a porté au-delà du livre lui-même, en termes d’apprentissage mutuel pour ses contributeurs. En ce sens comme en d’autres, Benoît Lévesque se montre un digne héritier d’Henri Desroche avec qui il partage d’être passé de la théologie à la sociologie pour s’engager plus amplement dans la pratique sociale, sans renier ni les valeurs qui l’animent, ni la réflexion théorique. C’est à ces conditions que Benoît Lévesque a su élaborer sa propre sociologie, une sociologie encourageante et bienveillante, en ce qu’elle montre que les citoyens, seuls ou ensemble, peuvent jouer un rôle important pour rendre meilleure leur société.
Jean-François Draperi
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