L’économie sociale et solidaire. Une utopie réaliste pour le XXIe siècle ?
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Robert Boyer, Éditions Les Petits Matins, 2023, 119 pages.
L’ouvrage de Robert Boyer renoue avec une tradition perdue lorsque les coopératives, les associations ou les mutuelles inspiraient la pensée de grands auteurs de leur temps. Nous pensons à ces doctrines de la troisième voie ni libérale ni collectiviste (ou étatiste) auxquels furent associés, entre le second XIXe siècle et le début du XXe siècle, Pierre Joseph Proudhon avec le mutuellisme, Charles Gide avec le coopératisme ou encore Léon Bourgeois avec le solidarisme. Avec une différence toutefois que note Robert Boyer dans son avant-propos. Ce n’est qu’au bout de près de cinquante années de recherche conduite par ce dernier au sein de la théorie de la régulation dont il est l’un des fondateurs et l’une de ses plus grandes figures, que sa rencontre avec l’ESS s’est produite. Celle-ci ne doit rien au hasard car elle survient au bout de l’impasse keynésienne d’une recherche tournée vers des aménagements postfordistes du capitalisme aujourd’hui supplantés par l’hypothèse d’un mode de développement « anthropogénétique » (p. 9) qui est en rupture avec « l’accumulation de richesses sous l’impulsion de la recherche du profit ». D’où le détour par l’ESS envisagée par Robert Boyer envisage comme « une troisième voie » (p. 12) dont il s’étonne, en introduction, de la faible présence dans les débats sur le « monde d’après ». Il indique toutefois la piste des « communs mondiaux [comme] l’expression d’un renouveau de l’ESS » 1.
L’ouvrage commence, dans son chapitre I, par se baser sur une approche institutionnaliste des modes de coordination, déjà développée dans un ouvrage collectif précédent 2, selon deux critères : le mode de coordination et de distribution du pouvoir, horizontal ou vertical, et le motif d’action, l’intérêt ou l’obligation. Quatre régimes de coordination sont alors distingués : par le marché, la firme, l’État ou la société civile (aussi appelée communauté). Ce cadre institutionnaliste insiste sur la complémentarité de ces régimes de coordination qui sont en « synergie » tout en étant orientés par un régime dominant parmi eux. Il convient alors de penser l’économie sociale et solidaire dans ce cadre.
À la nuance près que société civile et communauté ne sauraient être confondues. L’une des difficultés de lecture rencontrées concerne cette zone floue entre la société civile associée à des collectifs sous le principe de solidarité et la communauté associée à des communs dont le principe est celui de l’usage durable des ressources. Une manière de sortir de cette zone d’ambiguïté est de distinguer la société civile qui fait jouer le principe de solidarité pour réparer mais aussi stabiliser les dysfonctionnements du binôme marché/État lorsqu’il est dominant, des communs lorsque ceux-ci affirment l’usage durable de ressources comme le principe dominant. Sur le premier versant, l’ESS société civile déploie son principe de solidarité dans les marges alors que, sur le second versant, l’ESS en commun déploie le principe du commun comme dominant en imposant au binôme marché/État de s’y adapter. Une telle distinction nous servira de grille de lecture pour la suite de l’ouvrage. Elle nous permet déjà de lever cet apparent paradoxe relevé par l’auteur (p. 36) à propos des ejidos mexicains correspondant à une société fondée sur les communs mais dont l’ESS dans sa version « société civile » est absente.
Une ESS archipel
Dans le chapitre II, l’ouvrage montre que l’ESS s’est développée en réaction contre les crises du capitalisme. Son « survol historique » manque toutefois une différence entre la situation de la fin XIXe et début XXe où l’ESS, en l’absence d’État social, était associée à des courants d’idées revendiquant une troisième voie et sa situation depuis la seconde guerre mondiale où, en présence d’un État social plus ou moins en crise lui aussi, l’ESS revendique sa place de « Tiers secteur » en ne portant plus l’idée d’une société alternative. L’auteur fait pourtant le lien entre les deux en écrivant plus loin que « l’État social n’est autre que l’incorporation dans l’Etat de l’impératif de solidarité de l’économie sociale » 3. Si l’on s’en tient à l’ESS société civile, sa lecture comparée dans différents pays conclut qu’elle y constitue un archipel mais jamais un continent pour reprendre l’image de l’auteur. Le chapitre III suivant tente une première analyse de cette ESS archipel afin de dégager les conditions d’une ESS en tant que régime socio-économique dominant que notre hypothèse de lecture associe aux communs. Après avoir repéré une ESS béquille ou une ESS hybride, l’auteur dégage que la condition sine qua non d’une ESS en tant que « régime alternatif » se trouve dans une institutionnalisation des complémentarités entre ses composantes aujourd’hui déconnectées car dépendantes de telle ou telle des composantes du régime dominant. C’est l’occasion alors d’une étude de la notion de solidarité qui montre que l’ESS n’en a pas le monopole mobilisant des références aussi différentes que la société à mission ou le droit social. Il est ici dommage que cette analyse n’ait pas conduit l’auteur à dissocier la solidarité imposée par le prisme néolibéral qui est la solidarité avec les sans toit, emploi, papier… de la solidarité propre au commun qui permet d’assurer l’usage durable de telle ou telle ressource à tout ou partie des membres de la communauté. D’une solidarité avec les « sans » à une solidarité de l’entre nous.
Sous l’angle des théories abordées dans le chapitre IV, l’auteur montre historiquement la variété des traditions intellectuelles de l’ESS. Ici, on serait tenté de dire « qui trop embrasse, mal étreint ! » car mettre sur un même plan Charles Dunoyer, Burton Weisbrod, Robert Owen, Léon Bourgeois ou Pierre-Joseph Proudhon 4, force à omettre des contextes tout à fait différents. Ce défaut n’est toutefois pas permanent dans l’ouvrage puisque, par exemple, le chapitre VII aborde les réalités historiques différentes que recouvre l’ESS au cours de son histoire. En se référant à la tradition marxiste, surtout d’ailleurs dans sa version gramscienne, l’auteur dans ce chapitre IV s’interroge sur les liens entre forces sociales issues des rapports de production et forces intellectuelles de la société civile au sens de Gramsci. C’est l’occasion d’un constat sur des « oppositions d’intérêts au sein de l’ESS entre le groupe coopératif Limagrain géant des semences et défenseur des OGM, et les Amap, qui défendent une agriculture biologique et paysanne » (p. 55). L’ESS se trouve privée de toute vocation dominante, hégémonique aurait dit Gramsci, car dès lors la construction d’un intérêt commun se révèle difficile.
Différemment, le chapitre V aborde les coopératives en tant que forces sociales de l’ESS. L’auteur montre que tant que celles-ci se déploient dans un environnement hostile du marché et de l’État, comme l’avait déjà d’ailleurs montré Marx 5, elles ne peuvent porter un régime alternatif, y compris lorsque ces coopératives sont aussi des villages comme dans l’exemple du village-mochav en Israël au début du XXe siècle 6. Dans une dernière section de ce chapitre, l’auteur aborde l’autogestion sous l’angle des communs. Il fait alors deux constats. D’une part, que les communs, à la différence de l’ESS, portent un mode propre d’allocation des ressources, leur « invention ». Et, d’autre part, qu’ils s’étendent désormais à de très nombreux domaines de la vie économique et sociale, correspondant à ce que nous avons appelé « le nouvel âge des communs » 7. Il considère toutefois que faute de société politique, « les communs [opèrent] une unification de l’ESS en trompe l’œil » (p. 68).
Vers une ESS continent ?
À partir du chapitre VI, le livre se tourne vers les possibilités pour l’ESS de devenir un régime dominant. Ce chapitre commence ainsi par analyser les deux processus qui mettent en scelle l’ESS dans des phases oscillantes de haut puis de bas. Le premier processus qui porte vers le haut l’ESS est la réponse qu’elle apporte aux crises du capitalisme, laissées sans réponse par l’État. Le second processus est celui d’un isomorphisme qui relaie le premier en tirant l’ESS vers le bas au travers de sa récupération par les dynamiques du régime dominant marché/État. L’histoire des coopératives bancaires en France ou des monnaies locales en Argentine attestent de cette oscillation de l’ESS dont la phase haute ne donne donc pas lieu à sa transformation en un régime dominant. Prisonnière de son rôle de béquille, l’ESS ne construit pas les nécessaires complémentarités institutionnelles entre ses composantes aussi bien du point de vue pratique que théorique. Toutefois, le retour sur la crise actuelle et les réponses que lui apporte l’ESS, en termes d’insertion par l’emploi, de systèmes d’échange locaux, d’économie circulaire ou de finance solidaire, ouvre la possibilité pour l’auteur d’imaginer, via un nouveau schéma 8, cette transformation vers un « régime socioéconomique cohérent et alternatif ».
Arrivé en ce point crucial, l’auteur mobilise dès le début du chapitre VII l’analyse régulationniste pour avancer dans cette voie. Il le fait d’abord afin de caractériser le régime capitaliste à l’heure actuelle des plateformes. Ces dernières dégagent et bénéficient de rendements croissants à l’échelle mondiale où se constituent de nouveaux oligopoles (les fameux Gafam entre autres) par rapport auxquels les États s’adaptent en tentant d’attirer à leurs échelles nationales des innovations technologiques tout en laissant à l’ESS les innovations sociales afin de mettre en place « une thérapie des coûts sociaux » (p. 83) générés par ce capitalisme financier mondialisé. Les crises de ce « capitalisme transnational » font de nouveau émerger une ESS béquille dont les forces sociales ne portent pas pour en sortir un nouveau régime socioéconomique. Est-ce une question de défaillance intellectuelle se demande l’auteur (p. 84) ? La réponse de l’auteur prend la forme d’une foire aux « paradigmes» 9 dont chacun est insuffisant pour orienter l’ESS du côté d’un régime socioéconomique dominant. Une hésitation se marque toutefois avec le paradigme des communs car ce dernier a su relever avec les logiciels libres le défi d’une réponse apportée à l’échelle mondiale (p. 87). Mais l’auteur reste au milieu du gué.
Avec le chapitre VIII, l’auteur se lance dans un exercice de prospective qui sort du périmètre classique de la théorie de la régulation qui analyse les dynamiques du capitalisme telles qu’elles se développent et non ses dépassements possibles. La ligne claire est que l’ESS ne pourra soutenir un régime dominant qu’au prix de sa rupture avec le capitalisme. De ce point de vue, la montée en puissance des domaines de l’éducation, de la santé et de la culture peut ouvrir une brèche, concrétisant l’hypothèse annoncée dans l’avant-propos au sujet de la rupture anthropogénétique. Plus encore, l’auteur place l’alliance entre visée sociale et visée écologique comme pouvant « redonner à l’ESS un nouvel essor ». Toutefois, cette prospective tourne assez court à nos yeux.
La conclusion revient sur le constat historique d’une ESS béquille du couple marché/État, qui tend à devenir une composante du système (un tiers secteur) plutôt qu’une alternative. Ce constat fut tout au long de l’ouvrage l’objet de redites, qui auraient dû ou pu être évitées même si leur présence révèle les mille et un chemins qui conduisent immanquablement à ce point d’arrivée. Là où l’adaptabilité de l’ESS a pour corollaire son déficit de « logique commune » à l’ensemble de ses composantes éclatées, la condamnant « à une alternative de second rang ». Pour contrevenir à cette ESS de la Techné se limitant à l’invention par la pratique, le passage à une ESS de l’épistémé procédant par projection d’une théorie sur des problèmes émergents, semble le point essentiel à l’auteur (p. 115). Un tel passage ne lui paraît possible que s’il est soutenu, voire devancé, par « une coalition de forces sociales [ayant] la capacité d’imposer un compromis fondateur, porteur d’un mode de développement solidaire » (p. 116). Les faits aussi bien que les idées recensés dans ce compte rendu ne sont qu’une part des matériaux mobilisés par ce livre qui impressionne pour cette première raison. En effet, peu souvent l’ESS est considérée avec une telle hauteur de vue. Son deuxième intérêt est l’analyse de l’ESS qu’il produit à l’aune de la théorie de la régulation et du courant institutionnaliste auquel elle appartient. Celle-ci éclaire de mille et une manières, au prix d’ailleurs de répétitions, les raisons historiques d’une ESS béquille du couple marché/État sur lequel est fondé le régime capitaliste. Enfin, ce livre est à nos yeux précurseur en tant qu’il a l’intuition, plus qu’il ne l’explicite, que les communs offrent à l’ESS, sur le plan des faits et des idées, la voie d’un régime socio-économique dominant. Il en ouvre le chantier théorique sur lequel nous invitons les économistes hétérodoxes et les chercheurs et chercheuses de l’ESS à travailler ensemble pour le faire avancer. Pour reprendre la trame de l’institutionnalisation qui est la marque de fabrique de la théorie de la régulation, ce point de rencontre suppose de considérer que le territoire devient cet aiguillage méso-institutionnel qui jusque-là a été le maillon manquant dans l’histoire de l’ESS entre un idéal macro-sociétal et des réalités trop microsociales.
Hervé Defalvard
Chaire ESS-UGE
(1) Cette phrase présente dans une version du manuscrit que m’avait envoyée son auteur n’est plus présente dans la version publiée. L’effacement au final de cette piste pose immanquablement question ?
(2) Rogers Hollingsworth et Robert Boyer (ed.), Contemporary capitalism. The embeddedness of institutions, Cambridge University Press, 1997.
(3) Pages 77-78
(4) Voir tableau 4 en annexe de l'ouvrage.
(5) Voir Defalvard H., « Marx et les coopératives : une question de valeur », RECMA, juillet, 2013.
(6) Pages, 65-66.
(7) Dans Defalvard H., La société du commun, chapitre IV, éditions de l’Atelier, 2023
(8) Il est dommage que ce schéma ne figure pas dans la version définitive du livre.
(9) Voir le tableau 10 en annexe de l’ouvrage.
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