L’économie sociale et solidaire, des alternatives au néolibéralisme ?
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Il est sans doute plus urgent que jamais de rouvrir le débat sur la capacité de l’économie sociale et solidaire (ESS) à constituer des alternatives à l’économie dominante et au néolibéralisme. De le rouvrir au sein de la société civile dans le sens que lui donne Gramsci et qui renvoie à tous les acteurs produisant dans la superstructure des idées et des représentations participant de la fabrique de la société (1) . Pour schématiser ce que Gramsci appelle la « lutte pour l’hégémonie », une part de ces idées reprend et façonne le « bloc dominant », que l’on qualifiera aujourd’hui de néolibéral (2) , alors que d’autres corps idéologiques s’érigent en pensée critique et tentent de proposer des voies alternatives.
Depuis une vingtaine d’années, les crises systémiques, à dimension économique, financière, écologique, démocratique, sociale et sanitaire, se répètent. Et le néolibéralisme et ses avatars montrent un essoufflement dans leur capacité à légitimer des réponses à leur hauteur. Les impasses auxquelles conduit le paradigme néolibéral mettent paradoxalement en lumière deux conceptions opposées de l’ESS : une trajectoire de conversion et d’intégration ; une trajectoire d’exploration d’alternatives.
La situation inédite créée par la pandémie de Covid-19 en offre une illustration significative. Dans le sillage de la première de ces deux conceptions, le Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire (CSESS) a produit en mai 2020 un avis intitulé L’ESS au cœur d’un « New Deal » de la transition, répondant à une saisine du Haut-Commissaire à l’économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale et « visant à anticiper la sortie de crise et la place que devra y prendre l’écosystème de l’ESS ». Ce document, reprenant les vœux présidentiels d’un changement de modèle, est à la fois la traduction d’une « ESS guichet » qui souhaite obtenir sa part dans la relance et un catalogue de la transition qui oublie de préciser quels sont les acteurs du bloc dominant contre lesquels il faudra se mobiliser. Il se termine sur un éloge de l’un des plus purs dispositifs de l’ordre néolibéral en souhaitant le « développement de la finance à impact ».
Soutenir les alternatives porteuses d’avenir
Dans le sillage de la deuxième position, orientée vers l’exploration d’alternatives, le président d’ESS France, quant à lui, a publié le 4 mai 2020 une tribune prenant la forme d’un « Appel à tous ceux qui font l’économie sociale et solidaire pour que les jours d’après soient les jours heureux » – référence au programme du Conseil national de la Résistance. Bien que publiée quelques jours avant, cette tribune peut se lire comme une critique implicite de l’avis rendu par le CSESS. En affirmant un positionnement critique contre la concurrence des acteurs lucratifs ouverts au social ou au greenwashing, en refusant la marchandisation et en évoquant « un rapport de force pour l’après qui a déjà commencé », cet appel trace une ligne, au contraire du premier document. Surtout, il milite pour que l’ESS ne se réduise pas à un seul mode d’entreprendre mais devienne « un agir collectivement, non pas de manière partisane, mais de manière politique en incarnant nos valeurs et notre vision dans le débat public ». Cela suppose, ajoute-t-il, « de faire des choses plus grandes que nous », dont l’un des aspects est « la reconstitution des communs, l’enjeu des prochaines décennies ».
Alors que le premier texte propose un aménagement-extension du paradigme néolibéral, le second affirme une critique porteuse d’un nouveau projet politique. Notre dossier « L’économie sociale et solidaire, des alternatives au néolibéralisme ? » souhaite participer à sa manière à ce débat public. Notre spécificité tient ici à notre statut d’enseignants-chercheurs investis dans les formations de master spécialisées en ESS et membres du Réseau inter-universitaire de l’économie sociale et solidaire (RIUESS). À ce titre, nous avons signé la tribune « L’avenir n’est pas écrit (3) », afin que la crise structurelle actuelle permette de créer les conditions d’une transition écologique, solidaire et démocratique.
Le dossier proposé ne prétend nullement contenir l’alpha et l’oméga des réponses aux questions soulevées par les alternatives portées par l’ESS en ce début de XXI e siècle. Il est plutôt à considérer comme un ensemble de contributions présentant différentes entrées problématiques enrichissant le débat.
Les utopies réalistes d’aujourd’hui
La première entrée relève de l’histoire de la pensée. Contre l’idée que les alternatives proposées au XIX e siècle par l’ESS d’alors étaient des utopies, Hervé Defalvard et Cyrille Ferraton abordent trois doctrines développées par leurs auteurs comme autant d’alternatives systémiques au capitalisme libéral de leur époque : le collectisme de Philippe Buchez, le coopératisme de Charles Gide et le solidarisme de Léon Bourgeois. Ces alternatives ont en commun d’être aussi ambitieuses que concrètes. Elles constituent « des utopies réalistes ». Leur comparaison, enfin, permet de soulever des points de difficulté dans la construction de ces alternatives que nous devons considérer comme des leçons utiles pour aujourd’hui.
La deuxième entrée aborde l’incontournable question de l’État, qu’il est inévitable de poser si l’on souhaite traiter sérieusement, c’est-à-dire ici et maintenant, des prétentions d’une partie de l’ESS à transformer le capitalisme. Les rapports institués avec l’État sont souvent négligés dans les analyses mettant en exergue la force transformatrice de l’ESS. Laurent Gardin et Patrick Gianfaldoni analysent ces rapports sous l’angle historique de l’instauration d’un État social néolibéral, dont ils tracent les fondements. Il en résulte une « transmutation de l’ESS » qui oriente désormais celle-ci sur l’orbite de l’entrepreneuriat. Sur cette base, les auteurs proposent quelques pistes pour une ESS porteuse d’alternatives à travers de nouvelles relations aux pouvoirs publics, dont ils conviennent toutefois qu’elles représentent davantage des essais dans les marges qu’un dépassement du capitalisme néolibéral et de son État.
La troisième entrée dans ce débat public s’opère par la dimension de la gratuité en tant qu’elle porte une inversion de l’ordre marchand. Elisabetta Bucolo et Vincent Lhuillier analysent, dans le champ des pratiques de réemploi et de partage, les « magasins gratuits » inscrits dans le courant mondial des « zones de gratuité ». Ils montrent la difficulté de se déprendre de l’imaginaire économique dominant autant que celle d’échapper à l’écueil du don-charité. Mais les adaptations dont ces pratiques font l’objet nourrissent de nouvelles réflexions qui définissent de nouveaux modes de circulation partage des richesses.
La quatrième entrée relève le défi d’une alternative théorique. D’autres contributions actuelles se situent sur ce même registre : le convivialisme, dont le deuxième manifeste vient d’être publié, ou le « socialisme participatif » de Thomas Piketty, pour n’en citer que deux. Pour sa part, le « délibéralisme » développé par Éric Dacheux et Daniel Goujon se caractérise d’abord par son lien étroit avec les initiatives de l’économie solidaire, et ensuite par la proposition de remplacer la régulation libérale de marché par la délibération dans l’espace public. Ainsi, en se basant sur les principes alternatifs expérimentés par les structures de l’ESS, le délibéralisme offre une alternative politique, économique et symbolique au néolibéralisme. Le dossier ouvre ainsi sur cette conviction que nous partageons, selon laquelle le débat public doit être alimenté en « radicalité théorique » pour éviter de prolonger le monde d’hier et réellement penser le monde de demain.
Groupe du RIUESS (4)
(1) Antonio Gramsci (1932), Cahiers de prison, tome III, cahier 12, §1, Gallimard, 1978, traduction de Paolo Fulchignoni, Gérard Granel et Nino Negri.
(2) La plupart des articles se réfèrent au néolibéralisme sans le définir. Le néolibéralisme émerge dans les années 1930, cette appellation visant à le distinguer de la doctrine libérale portée par la pensée économique classique et néoclassique. Au-delà des différences doctrinaires affichées aux États-Unis et en Europe, le colloque Lippmann a réuni en 1938 à Paris les principaux théoriciens des écoles libérales autour de Walter Lippmann et de son ouvrage The Good Society (1937, traduit en français l’année suivante sous le titre La Cité libre). La convergence idéologique repose sur un refus du naturalisme du laisser-faire au profit d’un laisser-faire institué par l’État et encadré par un gouvernement d’experts. Partant d’une critique de l’ultralibéralisme représenté par la seconde école de Chicago (Hayek, Becker, Coase ou encore Lucas), l’usage de la notion de néolibéralisme renaît à la fin des années 1970. Dans ses leçons au Collège de France (1977-1978 et 1978-1979), Foucault place au cœur du projet néolibéral le concept de gouvernementalité, suivant lequel « l’autorité publique » doit créer les conditions élargies de possibilité du marché.
(3) « L’avenir n’est pas écrit », RIUESS : https://riuess.org/tribune-lavenir-nest-pas-ecrit/
(4) Ce groupe réunissant des membres du RIUESS s’est constitué à l’occasion de la préparation d’un atelier « ESS et alternatives » dans le cadre du Congrès de l’Afep de juillet 2019 à Lille. Il est composé d’Elisabetta Bucolo, Eric Dacheux, Hervé Defalvard, Cyrille Ferraton, Laurent Gardin, Patrick Gianfaldoni, Daniel Goujon et Vincent Lhuillier.
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