Leclerc, enquête sur un système

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Frédéric Carluer-Lossouarn. Editions Bernard Gobin, 2008, Rennes.

Ecrit par Frédéric Carluer-Lossouarn, journaliste à Linéaires et spécialiste de la grande distribution, cet ouvrage est un éclairage sur une organisation à l’identité coopérative a priori plutôt discrète, le mouvement Leclerc. Si le titre et la quatrième de couverture pourraient apparaître comme racoleurs, il s’agit bien d’une véritable enquête journalistique, avec les qualités de précision et d’investigation que l’on est en droit d’attendre de ce type de travail.

Histoire, structuration du mouvement

Ces quinze chapitres apparaissent au premier abord assez touffus, parfois redondants, mais ils présentent une cohérence : après une introduction (chapitre 1), les chapitres 2 à 7 relèvent d’une approche historique du mouvement Leclerc, de sa création dans les années 50 par le père, Edouard Leclerc, à la période contemporaine, dominée par le règne du fils, Michel-Edouard Leclerc. Les sept chapitres suivants présentent des éclairages thématiques sur la situation actuelle de Leclerc : sur le plan interne (sur la famille Leclerc, chapitre 8, sur les adhérents, chapitres 11 et 12, ou sur l’organisation économique du mouvement, chapitre 13), sur le plan politique (chapitre 9), sur le plan médiatique (chapitres 10 et 14). Le dernier chapitre est un essai de prospective sur l’avenir du mouvement, potentiellement menacé par les nouvelles formes de distribution et l’arrivée imminente des géants américains, mais disposant de ressources internes non négligeables. L’ouvrage compte en outre un récapitulatif historique des dates marquantes de l’histoire du mouvement et un guide « abécédaire Leclerc » (les sigles ou les notions importantes du mouvement). On y apprend notamment la structuration du mouvement Leclerc, séparé entre organes politiques (l’association des adhérents Leclerc) et organes économiques (le Galec, Groupement d’achat des centres Leclerc, qui est le regroupement des coopératives d’achat régionales et quicontrôle les différentes filiales spécialisées).
 
Réinvestissement coopératif
Cet ouvrage complète des travaux récents portant sur Leclerc [1] , dont la nature coopérative a été réaffirmée ces dernières années, notamment à l’international : accord d’enseigne avec Conad, coopérative de commerçants italienne, en 2002 ; lancement en 2006 de Coopernic (Coopérative européenne de référencement et de négoce des indépendants commerçants), en partenariat avec des coopératives de commerçants en Allemagne et en Italie, la coopérative de consommation suisse Coop et un groupe d’indépendants en Belgique. En France, ce réinvestissement coopératif s’illustre par l’adhésion de Leclerc en 2005 à la Fédération des enseignes du commerce associé, regroupement des coopératives et des groupements de commerçants indépendants, ou encore par l’adhésion à l’Association des centres Leclerc de Coop d’Alsace, coopérative de consommation, en 2008. Dans ce secteur la concurrence est vive. En témoignent les relations avec Système U. Un premier rapprochement s’opère en 1999 avec la création de Lucie, pour une négociation commune auprès des fournisseurs, mais à l’exception des achats de carburant, toute collaboration a cessé depuis 2005. L’échec tient selon l’auteur à deux raisons principales : le déséquilibre de l’alliance (Leclerc est trois fois plus important que Système U) et des choix stratégiques différents (accent sur la dimension prix pour Leclerc, accent sur la dimension qualité pour Système U). Les deux coopératives sont depuis de nouveau en concurrence et notamment pour la captation d’adhérents en fin de contrat : en 2008, dix magasins U corses ont ainsi rejoint Leclerc, par l’intermédiaire d’une coopérative ad hoc.
 
Pratiques démocratiques
La recherche sur l’économie sociale et le mouvement coopératif parle avec ambigüité des coopératives de commerçants, ne sachant pas trop comment les classer : sont-elles des vraies coopératives ? Participent-elles à un idéal de l’économie sociale qui serait orienté vers une transformation sociale ? Sont-elles des formes de démocratie économique ? A ce titre, la description des pratiques au sein de Leclerc est troublante (chapitre 13, « Au coeur du système Leclerc »). La démocratie participative est en effet un élément marquant du mouvement, avec une assemblée générale des adhérents tous les deux mois, rompant ainsi avec les défauts de la démocratie représentative, élément supposé d’une banalisation des entreprises d’économie sociale. La participation active des membres s’incarne notamment dans un travail bénévole important au sein de l’ensemble des instances politiques et économiques du mouvement, ainsi que dans le parrainage des nouveaux membres allant jusqu’à la caution financière. Les filiales et les structures du mouvement sont contrôlées par l’ensemble des membres (sur le modèle traditionnel d’« Un membre égale une voix »), c’est une différence importante avec d’autres groupements de commerçants, comme le mouvement Intermarché, où seule une partie des adhérents contrôle les filiales opérationnelles.
 
Leclerc et l’économie sociale
La lecture de l’ouvrage ne peut donc que troubler ceux qui s’intéressent à l’établissement de définitions claires de l’économie sociale et solidaire et de frontières entre « vraies » et « fausses » coopératives. Si l’on reprend la déclaration de l’ACI, dont Vienney et Chomel avaient bien mis en évidence le caractère incantatoire [2], seul le critère « attention à la communauté », qui est d’ailleurs un rajout ad hoc de 1995, n’est pas véritablement rempli, même si le porte-parole Michel- Edouard Leclerc met en avant la contribution positive de Leclerc à la société par « sa politique des prix bas ». Le chapitre 1 de l’ouvrage est axé sur cette question pour le moins sujette à controverse (la baisse des prix entraînant des tensions au sein de l’industrie française).
Même des critères « hors ACI » comme la participation des salariés, cette autre tradition rochdalienne selon Desroche [3] (3), sont au moins pris en compte. Ce point n’est abordé qu’incidemment dans l’ouvrage (p. 232), lors de l’énonciation des trois règles d’or qui s’appliquent aux adhérents: engagement de prix bas (être au moins 2,5 % moins cher que les hypermarchés environnants), participation et intéressement des salariés, participation bénévole aux instances du mouvement. La deuxième règle stipule ainsi que 25 % du bénéfice avant impôt sera distribué aux salariés sous forme de participation, d’intéressement ou de gratification selon les modalités que choisit l’adhérent. Sans que l’on connaisse exactement les modalités d’application, qui laissent ouvertes toutes les possibilités de redistribution inégale, cette mesure a été mise en place dès le début par Edouard Leclerc, militant de la participation et de l’intéressement version gaulliste. Toutefois, l’indépendance des centres Leclerc est un obstacle à des négociations salariales globales : en l’absence de direction des ressources humaines au sein du mouvement, chaque patron indépendant décide de sa politique en la matière. Si l’on suit ce que Jacques Rancière écrit dans La haine de la démocratie [4], qu’il n’y a pas de démocratie en soi, mais que des pratiques démocratiques, alors Leclerc correspond à un modèle « idéal ». Mais bien sûr, au premier abord, nous sommes tentés de penser l’inverse en raison de deux éléments contraires à notre image traditionnelle de la démocratie. Le premier est qu’il s’agit d’une démocratie de petits patrons dont certains sont multimillionnaires. Cette démocratie corporatiste est avant tout orientée vers l’accroissement des gains de ses membres et son succès tient en grande partie à son efficacité instrumentale par rapport aux autres réseaux de distribution. Elle constitue en effet un avantage comparatif très important favorisant l’innovation et sa diffusion : de nombreuses « expérimentations de terrain » des adhérents ont ensuite été reprises dans l’ensemble du mouvement (carte de fidélité Leclerc, nouveaux « concepts » de magasins…).
Le second élément est que l’on est en présence d’une personnalisation extrême de nature « dynastique », alors même que la liberté des adhérents est mise en avant et cela notamment dans les périodes de crise. La scission avec Intermarché est éclairante, le projet poursuivi par Jean- Pierre Le Roch (fondateur du groupe des Ex à l’origine du groupe des Mousquetaires) avait été celui d’une plus grande intégration, garant d’une meilleure efficacité économique. La position de Leclerc a été de valoriser l’indépendance des membres, même si l’évolution récente des deux grands groupes de distribution a eu tendance à les rapprocher. Le chapitre « Des adhérents sous contrôle » confirme ce point, de la mise en évidence d’un système de droits de propriété dont Marie-Laure Baron a bien souligné qu’il laissait libre la sortie de l’adhérent, mais pas celle des actifs investis [5].
Leclerc n’est pas une république, c’est plutôt une monarchie élective constitutionnelle, dont le président a été réélu en 2003 pour un nouveau mandant de quinze ans (!). Dans ce cadre, la succession, comme le soulève l’auteur, est un problème : Michel-Edouard Leclerc, qui au-delà de son nom a acquis par ses propres compétences de communicant et de gestionnaire une légitimité auprès des « barons » du mouvement, aura 66 ans lors du prochain couronnement, en 2018.
 
Damien Rousselière
[1] Voir notamment Marie-Laure Baron, « Peut on rester compétitif sur le marché sans faire appel aux capitaux extérieurs : le cas de la coopérative Leclerc », Recma, n° 299, 2005, et « Defining the frontiers of the firm through property rights allocation: the case of the French retailer cooperative Leclerc », Review of social economy, 65(3), 2007.
[2] André Chomel et Claude Vienney, « La déclaration de l’ACI : la continuité au risque de l’irréalité », Recma, n° 75(260), 1996.
[3] Henri Desroche (1981), Solidarités ouvrières, 1. Sociétaires et compagnons dans les associations coopératives (1831-1900), Paris, Editions ouvrières.
[4] Jacques Rancière (2005), La haine de la démocratie, Paris, éditions La Fabrique..
[5] Le pacte de préférence est ainsi le dispositif de verrouillage du réseau Leclerc en stipulant que, si un adhérent souhaite vendre son magasin, il doit le proposer en premier lieu à des adhérents et en second lieu au mouvement (qui dispose d’un droit de préemption).