Défaire le capitalisme, refaire la démocratie. Les enjeux du délibéralisme

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Éric Dacheux et Daniel Goujon, Eres, coll. « Sociologie économique », 2020, 352 pages.

Eric Dacheux et Daniel Groujon ayant sollicité Jacques Prades pour une lecture critique de leur dernier ouvrage, celui-ci a accepté de se plier à cet exercice dans un esprit de confrontation intellectuelle.

L’ouvrage est divisé en sept chapitres. Une partie introductive plante le décor à partir des trois crises économique, politique et écologique. Celles-ci sont analysées du point de vue d’un régime de « Vérité » – ce qui est admis comme vrai – (Foucault) et d’un régime de « justification » (Boltanski et Thévenot), dans une histoire du capitalisme largement inspirée par les travaux de Fernand Braudel. L’objectif du livre est de proposer une critique du libéralisme par la délibération et d’ouvrir, à partir des initiatives solidaires, les principes d’une économie post-capitaliste.
Cette introduction, qui fixe le cadre général de l’ouvrage, appelle trois remarques. On regrettera d’abord l’usage du terme « crise »,  qui fait référence à un état passager, alors que les auteurs tentent de montrer que ces trois ruptures sont les signes convergents d’une déliquescence du capitalisme lui-même. On notera ensuite que l’apport de Karl Polanyi, dont on connaît les différends réels avec Fernand Braudel, est sous estimé, alors qu’il aurait pu soutenir l’analyse dans la mesure où il met en question les catégories mêmes de l’économie. On remarquera enfin que de nouvelles conceptualisations (les régimes) produisent parfois davantage de confusion qu’une distinction claire entre « système capitaliste » et « politiques économiques », en l’occurrence, ici, le libéralisme. Il y a plusieurs  politiques économiques dans le même capitalisme. Or, l’économie solidaire est davantage une variante de politique publique axée sur la volonté d’une coproduction État/société civile qu’une alternative au capitalisme. Si tel n’était pas le cas, l’économie solidaire ferait peur au Capital. Pourtant, il n’en est rien...

Le 1er chapitre évoque des réponses concrètes d’initiatives solidaires aux maux du capitalisme. Conformément à une argumentation souvent utilisée par les tenants de l’économie solidaire, les auteurs illustrent leur propos lourd d’implications par la brève évocation d’une expérience. À cette imprécision s’ajoute un assemblage de tissus divers : les ZAD, l’économie circulaire, l’association Autogestion, Slow Food et Volem rien foutre al païs, etc., ce qui rend la recherche de sens, c’est-à-dire d’une direction et d’une signification, pour le moins, difficile !
C’est précisément l’objet du chapitre suivant que de chercher un dénominateur commun à ces initiatives que les auteurs pensent découvrir en disant que « ce sont toutes des organisations démocratiques qui tirent leurs normes d’action d’une délibération interne » (p. 143). Et de citer les Amap, les monnaies sociales, les coopératives. Mais certaines Amap ne sont des démocraties qu’une fois par an, les structures concernées par une monnaie sociale ou complémentaire n’ont parfois rien de démocratique (par exemple le SOL cité) et le principe « un homme = une voix » est formel, ce qui ne signifie pas qu’il faille le supprimer...
Le chapitre 3, sur le délibéralisme, accorde une grande importance à la coconstruction d’offre et de demande dans un « espace public de proximité ». Les auteurs engagent alors avec Jürgen Habermas une discussion serrée qui repose sur une hypothèse : nous vivons aujourd’hui dans une démocratie qui serait menacée. Or il ne s’agit pas du tout d’une évidence pour les groupes cités. En effet, les ZAD et Nuit debout refusent d’appeler « démocratie » le régime parlementaire et réclament une démocratie  directe. Dans cette continuité, la confrontation de Cornelius Castoriadis avec Habermas ou Chantal Mouffe est absente du débat évoqué.
Le chapitre 4, relatif à la dimension symbolique du délibéralisme, n’apporte aucune idée neuve, au contraire du chapitre 5 qui, en rappelant le débat politique centré sur l’autonomie individuelle et collective, est extrêmement instructif. Chapitre à charge cependant quant au traitement réservé à Anselm Jappe (p. 224) ou à l’idée que toute société est constituée de trois ordres (l’économique, le politique et le symbolique) à l’heure du « sortir de l’économie » ou de l’« invention de l’économie » (Serge Latouche).
Dans le chapitre 6, les résultats de l’économie solidaire autour de quelques figures historiques françaises de ce courant parlent d’eux-mêmes et n’appellent pas de commentaires particuliers.
Le chapitre 7 propose deux contributions au délibéralisme : la monnaie délibérée et l’allocation inconditionnelle émancipatrice.
Notons trois éléments : d’abord, la monnaie délibérée est en quelque sorte une monnaie éthique, au plus près des citoyens. Plutôt que la NEF, c’est vers la Banca Popolare Etica qu’il faudrait se tourner, mais cette institution ne paraît pas en mesure de remplacer la fonction de la monnaie sans changer radicalement de système. Et, de ce fait, ce sont les entreprises qu’il faudrait changer pour exhumer l’idée d’autogestion, chassée en France en partie par l’économie solidaire !
La typologie proposée pour le revenu d’existence est intéressante, à une remarque près : la proposition de Thomas Paine, qui cherchait à corriger les inégalités d’héritage, serait drôlement d’actualité... Mais, plutôt que de verser un revenu supplémentaire à ceux qui ne peuvent compter sur un legs familial, on ferait mieux de limiter très fortement le droit à l’héritage lui-même... Enfin, il est bon de rappeler que la coopérative n’est pas nécessairement associée au salariat (cas espagnol).
En guise de conclusion, la relation, plusieurs fois évoquée, entre l’associationnisme ouvrier des années 1830 et l’économie solidaire est historiquement inexacte, car le premier était soutenu par l’idée de révolution tandis que la seconde s’appuie sur l’État. Par ailleurs, la proximité sémantique entre « associationnisme » et association loi de 1901 est trompeuse. À regarder de près, la description des Bijoutiers en doré de Philippe Buchez évoque un capital indivis, des parts sociales numérotées et exprimées en valeurs, ce qui fait davantage penser à la coopérative qu’à l’association. On peut tricher en appelant cette période « l’associationnisme solidaire », mais l’historien ne s’y trompe pas. En revanche,s’il s’agit de dire que la volonté de prendre sa  vie en main dont témoignent certaines expériences post-1970 évoque une même sensibilité que celle des années 1830, la cause peut être entendue.
Ce livre est une heureuse tentative de dépassement du paradigme de l’économie solidaire. Pour illustration, on abandonne l’idée d’hybridation de ressources, et celle d’autoproduction est faiblement mentionnée. En ce sens, le livre surplombe les autres ouvrages de la collection et, pour la multitude des débats, qu’il ouvre il mérite une lecture attentive.

Jacques Prades