Vers une reconnaissance internationale de l’ESS : retour sur la 110 e Conférence Internationale du Travail
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L’adoption, vendredi 10 mai 2022, d’une résolution et conclusions sur l’économie sociale et solidaire (ESS) et le travail décent marque une première étape significative vers la reconnaissance internationale de l’ESS. Ce texte, qui n’a pas de valeur normative et encore moins contraignante, va néanmoins ouvrir la voie vers sa promotion et son développement au sein de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), et plus généralement du système des Nations Unies, mettant en lumière le potentiel de transformation sociale, économique et environnementale de l’ESS. Après deux semaines de débats au sein de la commission chargée de la discussion générale sur le travail décent et l’économie sociale et solidaire, les mandants de l’OIT ont voté à l’unanimité l’adoption du texte : retour sur cette adoption par la 110 e Conférence Internationale du Travail.
Lundi 30 mai 2022 à 11h30, les débats s’ouvrent au sein de la commission chargée de la discussion générale sur le travail décent et l’économie sociale et solidaire, dans le cadre de la 110 e Conférence Internationale du Travail. Cette commis- sion n’est que l’une des cinq qui mèneront ses travaux et débats pendant les deux semaines de la conférence.
Sous les yeux attentifs des partenaires sociaux, travailleurs d’une part et employeurs de l’autre, disposés frontalement les uns en face des autres et séparés au milieu par un parterre de représentants de délégations nationales des 187 États membres de l’OIT, la présidence de la commission, accompagnée de deux vices-présidents et de conseillers techniques, informe les participants du déroulé des festivités pendant les deux semaines à venir.
Les trois premiers jours seront dédiés à une phase de débat général en plénière sur les points proposés pour la discussion. Ensuite, s’en suivra une phase consacrée à l’élaboration, par le groupe de rédaction, du projet de document final – appelé conclusions de la commission – ; et enfin, une phase d’examen en plénière des amendements au projet de document final qui sera soumis au vote des mandants une fois le texte finalisé.
Toutes ces étapes seront irriguées par les informations et réflexions contenues dans le rapport IV publié quelques semaines plus tôt par l’OIT sur « Le travail décent et l’économie sociale et solidaire » (RECMA, n°364).
Le point brûlant de la définition universelle de l’ESS
Les trois premiers jours de la conférence sont dédiés à l’examen des quatre points de discussions soumis à considération des mandants de l’OIT quelques semaines avant le début de la conférence. Tour à tour, les partenaires sociaux –travailleurs et employeurs – et les États font une série de déclarations sur leurs attentes à l’égard de la définition universelle de l’économie sociale et solidaire, en tenant compte de ses valeurs, de ses principes et de ses formes d’organisation . Les mandants sont ensuite entendus sur les défis et opportunités de l’ESS pour faire progresser le travail décent et le développement durable, le plein emploi, productif et librement choisi, et l’amélioration du niveau de vie pour tous. Sont évoqués le rôle des gouvernements et
des partenaires sociaux dans la promotion de l’ESS, et enfin la question des actions et mesures prioritaires que le Bureau devrait prendre pour promouvoir l’ESS pour un avenir du travail centré sur l’être humain.
Sans grande surprise, la question de la définition universelle est un point brûlant qui a révélé des divergences conceptuelles notables, notamment en ce qui concerne le principe de « la limitation ou l’interdiction de la redistribution des excédents » – chez les francophones, ladite « lucra- tivité limitée » – ou encore l’appartenance des entreprises durables et responsables à la famille de l’ESS.
L’OIT, consciente de la difficulté de ce premier exercice de définition universelle de l’ESS, avait publié avant l’ouverture de ce premier point un compendium juridique de l’ESS dont l’ambition était de stimuler un entendement commun et partagé de la définition de l’ESS, avec une analyse des législations ESS adoptées à ce jour, notamment les choix de définition de l’ESS, de valeurs, de principes, de formes d’organisation qui font partie de l’ESS et de dispositions liées aux politiques publiques.
Le principe de la lucrativité limitée est un point qui a peiné à trouver une formulation finale, compte tenu qu’il n’est pas facile de définir ses contours, bien au-delà du binarisme lucratif/ non lucratif. Par ailleurs, ce concept oblige à se confronter à la réalité diverse des pratiques des entités de l’ESS. Plusieurs formulations de ce principe ont été proposées : la distribution limitée des excédents par leur réinvestissement, l’interdiction ou limitation de la distribution de bénéfices , ou bien le réinvestissement ()1 de la majeure partie des bénéfices 2 et des excédents pour réaliser des activités dans l’intérêt des membres/utilisateurs (intérêt collectif) ou de la société dans son ensemble (intérêt général) 3 .
Après de nombreux argumentaires déployés en faveur de certaines valeurs, principes ou organisations faisant partie de l’ESS, les mandants se sont accordés sur une définition universelle en ces termes :
« L’économie sociale et solidaire comprend les entreprises, les organisations et les autres entités qui mènent des activités économiques, sociales ou environnementales servant un intérêt collectif et/ou l’intérêt général, et qui reposent sur les principes de coopération volontaire et d’entraide, de gouvernance démocratique et/ou participative, d’autonomie et d’indépendance, ainsi que sur la primauté de l’humain et de la finalité sociale sur le capital en ce qui concerne la répartition et l’utilisation des excédents et/ou des bénéfices, ainsi que des actifs.
Les entités de l’économie sociale et solidaire aspirent à la viabilité et à la durabilité dans une optique de long terme, ainsi qu’à la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle, et mènent des activités dans tous les secteurs de l’économie. Elles sont la traduction concrète d’un ensemble de valeurs qui sont indissociables de leur fonctionnement et qui participent du souci des personnes et de la planète, de l’égalité et de l’équité, de l’interdépendance, de l’auto-gestion, de la transparence et de la responsabilisation, ainsi que de la réalisation du travail décent et de la matérialisation de moyens de subsistance décents. L’économie sociale et solidaire inclut, selon les circonstances nationales, les coopératives, les associations, les mutuelles, les fondations, les entreprises sociales, les groupesd’entraide et les autres entités fonctionnant selon ses valeurs et principes. »
Cette définition reflète bien la diversité des entreprises, organisations et entités de l’ESS en affichant une liste, non-limitative, d’un certain nombre de formes juridiques d’entreprises considérées comme faisant traditionnellement partie de l’ESS (les coopératives, les associations, les mutuelles, les fondations, les entreprises sociales, les groupes d’entraide). Par ailleurs, l’ouverture de cette liste à d’autres formes juridiques permet d’embrasser les particularités locales, mais également d’accueillir des entités qui se plieraient aux exigences des principes et valeurs de l’ESS.
La définition universelle adoptée par les mandants de l’OIT est en cohérence avec les attentes des réseaux internationaux de l’ESS. Elle reprend les éléments essentiels (même si pas tous) d’autres définitions à portée supra-nationale précédemment élaborées 4 . En ce qui concerne les principes – ici au nombre de quatre –, il est regrettable que le principe de « la répartition et l’utilisation des excédents et/ou des bénéfices, ainsi que des actifs » n’ait pas été consacré comme un principe en soit, puisqu’il est, dans la formulation retenue, dépendant du principe de la primauté de l’humain et de la finalité sociale sur le capital. De même, en ce qui concerne les valeurs, la solidarité, bien qu’inhérente à l’ESS, n’a pas trouvé sa place dans les négociations.
Et après l’adoption de la résolution et des conclusions sur l’ESS et le travail décent ?
En plus de la définition universelle, qui a été la clé de voûte des débats et qui sans nul doute deviendra une référence dans le système onusien et pour les États souhaitant se doter d’un cadre légal favorable à l’ESS, d’autres conclusions importantes figurent dans le texte. Pour n’en citer que quelques unes :
• La reconnaissance de l’ESS dans le rôle qu’elle joue pour le développement durable, la justice sociale, le travail décent, et l’amélioration des conditions de vie (Partie III) ;
• La consultation des organisations représentantes de l’ESS dans les activités de l’OIT (paragraphe 16) et de ses mandants (paragraphes 12, 13) ;
• La nécessité de mettre en œuvre des politiques nationales qui incluent l’ESS (paragraphe 9) ;
• Le développement de statistiques et données sur l’ESS, avec notamment la proposition de créer un Observatoire international de l’ESS (paragraphe 16-c).
Toutes ces dispositions seront exposées devant le Conseil d’administration du Bureau International du Travail (BIT) lors de sa 346 e session qui aura lieu en novembre 2022. Celui-ci prendra en considération les conclusions et fournira des orientations au Bureau International du Travail pour leur donner effet. Une stratégie et un plan d’action sur le travail décent et l’ESS sera alors préparé, qui feront l’objet de propositions de programme et de budget, et de la mobilisation des ressources extrabudgétaires. Ces conclusions vont aussi être portées à l’attention des organisations internationales et régionales.
Les retombées de cette adoption ne sont pas encore visibles, mais de nombreux indices nous poussent à croire que l’ESS et le travail décent va peu à peu s’imposer dans l’agenda de travail des mandants tripartites de l’OIT, et plus généralement du système des Nations Unies, et sûrement dans les pays où l’organisation a un bureau national/régional.
Le processus d’adoption de cette résolution et conclusions sur l’ESS et le travail décent a aussi consolidé les bases d’un mouvement global de l’ESS, identifié comme une des solutions qui peut faciliter la réalisation des objectifs de développement durable. De nombreux États agitent le drapeau de l’ESS et l’ont démontré dans cette arène. La coordination de l’Union européenne, sous la houlette de la présidence française du Conseil de l’Europe et de son représentant Arnaud Boulanger, a très bien porté le plaidoyer international de l’ESS, affichant une synchronisation parfaite avec les 27 États membres. D’autres États ont fait valoir leur voie : la Barbade, représenté par son ministre du Travail, des relations de partenariat social et du troisième secteur, qui a souvent tenu les rênes du groupe pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (Grulac), mais aussi le Canada, le Kenya, le Cameroun, le Sénégal, la Colombie, l’Argentine, le Bangladesh et les Philippines ont été très actifs pendant la conférence.
La journée du 10 juin dernier a été d’autant plus importante qu’elle coïncide avec l’adoption par l’Organisation pour la Coopération et le Développement Économique (OCDE) de Recommandations sur l’ESS et l’innovation sociale. Elles ont été approuvées par le Conseil des ministres de l’OCDE, présidé par l’Italie, avec vice-présidence mexicaine.
Ce « doublé » OIT et OCDE est très important pour la reconnaissance internationale de l’ESS et permet de conforter le ressenti d’un momentum de l’ESS à l’échelle internationale, qui pourrait se couronner dans quelques mois par l’adop- tion d’un projet de résolution sur l’économie sociale et solidaire par l’Assemblée Générale des Nations Unies.
Eva Cantele, ESSI SSE forum international
(1) Principe consacré par la Charte de la Coalition Internationale de l’ESS : Alliance Coopérative Internationale, Global Social Economy Forum, Association internationale de la Mutualité, l’ICMIF, ESS Forum International.
(2) Première proposition formulée par le BIT.
(3) Plan d’Action Européen de l’Économie Sociale (PAES), 2021.
(4) Organisation Internationale du Travail (OIT) sur « L’Économie Sociale : la réponse de l’Afrique à la crise mondiale » organisée à Johannesburg en 2009 et 2014 ; Plan d’action Européen pour l’Économie Sociale publié par la Commission européenne le 16 décembre 2021.
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