Utopies réelles
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Erik Olin Wright, traduit par Vincent Farnea et João Alexandre Peschanski, La Découverte, 2017, 613 p.
Les éditions La Découverte ont publié en août 2017 une traduction d’un ouvrage d’Erik Olin Wright paru en 2010 sous le titre Envisioning Real Utopias. La traduction du titre est sobre : Utopies réelles. Le livre a été remarqué pour la consécration qu’il fait de l’utopie, une reconnaissance d’autant plus intéressante qu’elle s’accole à une dimension de réalité, comme un oxymore assumé. Derrière cette expression énigmatique se cache une attention particulière aux réalisations contemporaines d’organisations alternatives.
Erik Olin Wright est un sociologue américain reconnu, professeur à l’Université du Wisconsin, qui a présidé un temps l’American Sociological Association. Il s’est tout particulièrement intéressé au monde du travail, et il est notamment réputé pour ses travaux sur la notion marxiste de « classe ». Sans être un marxiste au sens strict, il utilise abondamment les concepts de Marx et réfute leur mise à l’écart depuis la chute du communisme. Cet ouvrage à la fois dense et épais, le seul traduit en français, est le résultat d’un projet de recherche global, mêlant dimensions empiriques et théoriques, sur les possibilités de dépasser le capitalisme. Autant dire que, si le titre met l’accent sur les expériences déjà en cours, le livre a une portée beaucoup plus large, et les passages qui étudient ces réalisations ne se comprennent que comme un élément d’une stratégie pour fonder un substitut au capitalisme. L’ouvrage se compose d’ailleurs de trois parties qui rendent parfaitement compte de cette perspective : d’abord le diagnostic et la critique du capitalisme, ensuite la formulation d’alternatives, et enfin l’élaboration de stratégies de transformation. Autrement dit, pour resituer ces trois moments dans le projet d’ensemble : les alternatives ne nous intéressent qu’autant qu’elles sont désirables, ne peuvent nourrir notre imaginaire que si elles sont viables, et ne méritent d’intégrer une stratégie de transformation que si elles sont réalisables. Il ne s’agit donc pas d’une analyse descriptive, mais presque d’un manuel à destination des acteurs sociaux de tout poil, à la différence près que ce manuel est de facture universitaire.
Transformer le capitalisme
Explicitons rapidement les trois moments du livre. La première partie se concentre en un seul chapitre (chapitre 3), mais constitue un passage obligé dans une démonstration scientifique : pour fonder un projet de transformation du capitalisme, encore faut-il que cela soit souhaitable, ce qui suppose d’établir que le capitalisme est néfaste. Nous n’insisterons pas sur les défauts que Wright lui prête, tant il existe d’autres écrits qui y sont consacrés, mais nous ferons deux remarques. D’une part, ses critiques sont englobantes, dans le sens où elles tâchent de saisir l’ensemble des méfaits du capitalisme, tant sur le plan économique qu’au niveau social et culturel ou politique. Ensuite, et c’est le mérite d’un travail universitaire, la charge portée n’est pas sans nuances, ne négligeant pas les éventuels manques de certitude scientifique sur certains points, reconnaissant quelques bienfaits au capitalisme ou la multiplicité des causes des phénomènes qu’il décrit.
La seconde partie se concentre sur les alternatives, et ce de deux façons. D’abord, sur le plan théorique, Wright fait le point sur les apports et les limites de l’analyse marxiste pour se tourner vers l’idée d’un processus de renforcement du pouvoir d’agir social (social empowerment), plus à même de réaliser les aspirations de justice sociale, économique et politique. Dans un deuxième temps, il prend quelques exemples d’alternatives dans le domaine de l’économie et de l’État.
La troisième partie aborde la question de la transformation, c’est-à-dire les modalités selon lesquelles il est possible d’envisager le passage du capitalisme à une autre organisation des rapports sociaux, économiques et politiques. Ceci s’opère par une approche théorique du phénomène de la transformation, puis par l’approfondissement de trois modalités plus concrètes de cette transformation : par la rupture, interstitielle et symbiotique. Ces trois types de transformation sont importants : il s’agit d’abord des mouvements qu’on peut qualifier de révolutionnaires, ensuite des constructions alternatives dans les vides laissés par le capitalisme (sans doute ce qui correspond le plus aux utopies réalistes), et enfin des stratégies de transformation interne du capitalisme (par exemple, la social-démocratie). Notons seulement, pour ne pas trahir l’auteur, que la transformation symbiotique n’est considérée que dans la mesure où elle porte une perspective de sortie du capitalisme (explicite ou implicite) et ne se contente pas d’un compromis.
L’exemplarité des coopératives, mutuelles, associations
Plusieurs observations critiques, principalement positives, s’imposent à la lecture d’Utopies réelles. Premièrement, l’ouvrage cultive les deux dimensions théorique et empirique. Il est essentiellement théorique dans plusieurs de ses chapitres, et l’auteur a la prétention de contribuer à fonder la réflexion théorique sur la transformation du capitalisme ; il l’est aussi dans la réflexion qu’il apporte aux expériences empiriques qu’il décrit. Mais il est également empirique non seulement parce que les réflexions théoriques sont orientées vers l’action, mais aussi parce qu’il présente de façon approfondie une dizaine d’exemples puisés dans les diverses sphères concernées par la transformation du capitalisme : revenu universel, expérience de Mondragon (Pays basque), gestion communale de Porto Alegre (Brésil), fonds de salariés suédois...
Deuxièmement, la recherche accorde une place significative à l’économie sociale et solidaire. Le terme est employé dans l’introduction et la postface à la traduction française, sans doute pour s’adapter à la tradition du pays dans lequel le livre allait être distribué, car il ne figure pas dans le corps de l’ouvrage. Mais il n’en va pas de même de la chose, que ce soit à travers les coopératives ou l’économie sociale. L’auteur en a une connaissance via l’expérience québécoise, plus facile d’accès pour un chercheur d’Amérique du Nord, mais il cite également beaucoup Mondragon, notamment parce qu’il s’agit d’une coopérative ouvrière et que Wright voit dans ce type de coopératives une contestation plus profonde du capitalisme, par la remise en cause du rapport de propriété qui la sous-tend. Coopératives, mutuelles et associations trouvent place dans le mouvement de contestation prôné par l’auteur dans la sphère économique ou politique, de par la participation de la société civile à la démocratie politique. Les divers éléments de l’économie sociale et solidaire ont cependant une importance inégale aux yeux de l’auteur, compte tenu de leur plus ou moins grande participation à un projet de transformation du capitalisme.
Nous terminerons par un regret et, plus positivement, une remarque un peu amusée. Le regret concerne un faible usage par l’auteur des sources du socialisme utopique. Ceci peut d’autant plus surprendre que le titre du livre y invite. Il n’y a aucun reproche à adresser à l’utilisation abondante des analyses marxistes, mais celles des inspirateurs des expériences rattachées à l’économie sociale et solidaire auraient peut-être fourni des fondements théoriques complémentaires qui auraient pu enrichir l’analyse de l’auteur. Et ceci n’a rien à voir avec les traditions culturelles linguistiques, puisque Wright cite Proudhon, mais surtout dans sa dimension politique, alors qu’il ne mentionne nulle part Robert Owen ; ne parlons donc pas de Fourier ou de Gide.
Une pensée radicale
Et pourtant, l’ouvrage de Wright a lui aussi une dimension utopique comparable à celle de ses devanciers. Le caractère à la fois très rationnel des propositions fondées sur des auteurs reconnus, très analytiques en ce sens qu’elles font apparaître des schémas précis et détaillés, avec l’appareillage académique de rigueur, côtoie un aspect irréaliste par la minutie et les détails mêmes que ces proposi- tions contiennent. Pour calculer avantages et inconvénients d’un compromis avec les capitalistes, selon différentes variantes, Wright opère des distinctions qui n’ont rien à envier à l’illusoire harmonisation des passions d’un Charles Fourier. Certes, Wright reconnaît que toutes ses analyses sont sujettes à caution, tant les possibles sont imprévisibles, mais il ne peut se départir du cadre académique qu’il a pratiqué avec succès durant toute sa carrière, sans apparemment se rendre compte que, compte tenu précisément de ces incertitudes, son rationalisme analytique exacerbé lui fait friser l’absurde. Cela dit, cet aspect ne remet nullement en cause l’intérêt de la recherche dans sa globalité, et nous en recommandons absolument la lecture. Ce livre fournira des éléments de réflexion à ceux qui militent pour un rapprochement de l’économie sociale et solidaire avec les mouvements sociaux, et il proposera à chacun un cadre pour s’interroger sur la place de ses activités au sein du système capitaliste.
David Hiez