Utopies locales. Les solutions écologiques et solidaires de demain
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Timothée Duverger, Les Petits Matins, 2021, 141 pages
Ce n’est pas l’historien qui signe ce petit livre, mais l’essayiste. Il est tout entier tourné vers l’explicitation de la capacité des « forces de progrès qui ont une culture autogestionnaire », ancrées dans des « territoires qui sont à la fois un champ d’action, une ressource et un produit des transitions », à façonner « le monde d’après », dont « les prémices […] sont déjà présentes dans le monde actuel ». Les territoires apparaissent alors comme des « utopies réelles » telles qu’Erik Olin Wright les définit (p. 14-15).
Si le livre fait écho à la pandémie de covid-19 et aux réflexions qu’elle a suscitées (notamment à la suite du premier confinement, durant lequel on n’a cessé de penser au « monde d’après »), c’est plus largement au regard des enjeux sociaux et environnementaux de notre temps qu’il propose des voies de transformation. La situation inédite engendrée par la pandémie est saisie comme « brèche », une rupture « porteuse d’un nouvel imaginaire, qui échappe à tout sentier de dépendance » (p. 22). Et c’est un horizon post-croissance que veut voir Timothée Duverger dans cette brèche – un horizon auquel les initiatives d’ESS, passées et présentes, sont bien placées pour contribuer. L’auteur met l’accent sur ce que Philippe Frémeaux appelait « l’aile marchante » de l’ESS, soit un ensemble d’initiatives « à la fois réparatrices et transformatrices », intégrées aux communautés locales (p. 30-33). Elle est pour Duverger l’expression d’une société civile qui s’organise autour de principes démocratiques, de la réciprocité et du localisme, et qui s’inscrit dans le convivialisme tel qu’il a été défini récemment dans des manifestes (p. 45-47) (1) . Elle se déploie en particulier sur des « communs sociaux » au sens que leur en donne Hervé Defalvard (2) (p. 51) : des droits universels (santé, emploi, culture, etc.) dont la production et l’accès sont locaux.
Pour Timothée Duverger, c’est à l’échelle locale que doivent se réaliser les transitions souhaitées. Conformément à l’orientation de l’essai, celles-ci doivent éviter les deux écueils du régime expert et du régime citoyen, pour réintroduire la politique dans la désignation des problèmes et la construction des solutions au niveau des territoires (p. 55-57). L’auteur s’appuie alors sur les exemples des PTCE (pôles territoriaux de coopération économique) et des tiers-lieux (chapitres 8 et 9). Il insiste sur cette échelle locale pour introduire l’idée d’une écologie locale, dont les « énergies citoyennes » et le foncier solidaire seraient représentatifs (chapitre 10). En promouvant le « faire » plutôt que le « décider », « le couplage entre l’écologie et le localisme » ouvre une nouvelle citoyenneté (p. 80). Celle-ci, d’ailleurs, a pu se déployer dans les budgets participatifs, présentés succinctement, et, par là, « modifier l’action publique locale » (chapitre 11).
Un autre aspect du réencastrement de l’économie dans la société est celui des hypothèses de revenus de base. À celles-ci, et précisément en vue des transitions locales, Duverger préfère la proposition et les expérimentations derevenu de transition écologique portées par Sophie Swaton (3) , qui ont l’avantage de conditionner le revenu à la mise en œuvre d’un projet compatible avec les logiques de transition socio-écologiques et d’être d’emblée inscrites dans l’économie sociale et solidaire via des coopératives porteuses (chapitre 12).
Il promeut l’expérimentation en tant que réactualisation des logiques d’autogestion des années 1970, c’est-à-dire, au fond, en tant qu’expression de la « capacité instituante de la société civile », pour « introduire de nouveaux imaginaires dans l’ensemble des institutions, à commencer par l’entreprise » (p. 97-98). « Dans tous les cas, c’est la culture politique de la généralité, marquée par l’unité du peuple, l’immédiateté de l’expression de sa volonté et le culte de la loi, qui est contestée » (p. 99).
Abordant le droit à l’entrepreneuriat comme champ d’application privilégié du droit à l’expérimentation, l’auteur distingue sa version néolibérale (portée par l’Adie) de sa version coopérativiste (portée par les CAE – coopératives d’activités et d’emplois) (chapitre 101). Un autre champ d’application est celui du « droit à l’expérimentation locale », qui a pu se traduire par les débuts du RSA (revenu de solidarité active) puis l’expérience des Territoires zéro chômeur de longue durée (chapitre 15).
En clôture de son essai, Duverger promeut une « autre gouvernementalité », non néolibérale, fondée sur « une révolution du “co”, c’est-à-dire une coconstruction et une coproduction des politiques publiques », privilégiant les communs et, donc, le principe de coopération, contre « la concurrence et […] la relation de prestation » (chapitre 16). En France, les Scic (sociétés coopératives d’intérêt collectif) sont l’outil privilégié de cette nouvelle gouvernementalité dans laquelle s’associent les acteurs du territoire, y compris publics, autour de communs, produisant de l’innovation sociale (chapitre 17). Enfin, Timothée Duverger esquisse les éléments de philosophie politique libertaire qui fondent cette élaboration intellectuelle, évoquant la « coordination sans hégémonie » conceptualisée par la métaphore de l’archipel, et citant Murray Bookchin lorsqu’il évoque le municipalisme (chapitre 18). L’ensemble donne un essai stimulant, dense, qui fournit un cadre séduisant donnant une cohérence et une direction à des initiatives et des pratiques déjà présentes, qui apparaissent alors comme des ferments ou des jalons de transitions désirables. L’auteur, condamné à l’épure par le format de l’ouvrage, montre un certain sens de la formule, mais il n’évite pas des raccourcis et des généralités discutables (sur la génération Y, par exemple, p. 70). Il faudrait également déplier et expliciter bien des implicites, dont la complexité (et donc les difficultés, les contradictions, les contre-mouvements etc.) est finalement peu mise en avant. L’ouvrage se révèle également et progressivement très normatif.
Deux points en particulier prêtent à discussion. Le premier tient à une certaine confusion sur l’expérimentation. La présentation de l’auteur en fait alternativement une méthode scientifique d’évaluation (l’expérimentation par assignation aléatoire, devenue pur-sang d’une économie expérimentale emmenée par Esther Duflo et ses collègues) et une initiative dérogatoire d’étendue restreinte et à caractère provisoire avant possible généralisation. Si ces deux conceptions sont compatibles, la première est devenue un outil majeur de gouvernementalité néolibérale que Duverger, précisément, rejette. Il manque donc à son analyse un passage par l’analyse critique de l’évaluation en tant qu’outil de gouvernementalité : quelles seraient la place, les logiques et les méthodes de l’évaluation dans une gouvernementalité des communs telle qu’il l’envisage ?
Le second point tient à la place donnée à l’action publique. Au fil du livre, l’ESS promue par Duverger se révèle dans un rapport étroit à l’action publique, avec, très logiquement, une place importante dévolue à celle des collectivités locales. Il y a ainsi une tension entre les logiques de l’autonomie et de l’autogestion, portées par et dans des collectifs et des organisations formelles d’ESS, et le rapprochement, voire le raccrochement, conçu comme nécessaire en vue des transitions souhaitées, de cette même ESS à l’action publique. À tel point que l’autonomie telle qu’elle est définie dans ce livre prend un sens nouveau dans le cadre de la gouvernementalité des communs envisagée par l’auteur, laquelle se structure en municipalisme. Cette tension n’est pas nouvelle : elle traverse l’histoire de l’ESS et particulièrement l’économie solidaire, et elle trouve ici à s’exprimer dans un texte tendu vers « les solutions écologiques et solidaires de demain », comme l’indique le sous-titre du livre.
Jérôme Blanc
Université de Lyon, Sciences Po-Lyon, Triangle – UMR 5206 du CNRS
(1) Internationale convivialiste, 2020, Second Manifeste convivialiste. Pour un monde post-néolibéral, Arles, Actes Sud.
(2) Hervé Defalvard, 2017, « Des communs sociaux à la société du commun », Recma, n° 345, p. 42.
(3) Sophie Swaton, 2020, Revenu de transition écologique : mode d’emploi, Paris, PUF.
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