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Jean-Louis Laville. Le Seuil, coll. « Economie humaine », janvier 2010, 354 p.
Le livre de Jean-Louis Laville se présente comme une étape. Produit d’une seule plume, il rassemble la pensée d’un auteur sur son objet principal d’investigation : l’économie solidaire. La clarté de l’exposé, la logique de l’enchaînement des idées et les synthèses esquissées en font une clef pour de nombreuses autres lectures.
Une histoire du fait associatif
Face aux insuffisances, voire aux impasses du marché et de l’Etat manifestées au cours des deux derniers siècles, il est nécessaire de réexaminer les initiatives qui se sont opérées en dehors de ces deux sphères. Et pour en consolider les apports, l’auteur se propose d’en fournir une construction-élucidation théorique. C’est donc un travail en deux temps qui est proposé, délibérément fondé sur l’expérience vécue, ensuite réinsérée dans une grille plus théorique. Ces deux parties en constituent en réalité trois, car au sein des expériences, l’auteur a distingué deux temps : l’histoire du fait associatif d’une part, son actualité d’autre part.
L’histoire du fait associatif est présentée à travers trois étapes : d’abord, des créations associatives comme moment d’expression d’initiatives de nature démocratique ; ensuite, une réaction capitaliste de marginalisation ou de récupération par l’orientation philanthropique ; enfin, l’institutionnalisation du social, marquée par une intervention du droit, notamment pour dissocier les divers statuts (association, coopérative, mutuelle, syndicat…), et souvent une délégation de la solidarité à l’Etat (providence). Cette histoire est donc marquée par une relative effervescence finalement canalisée.
L’actualité du fait associatif connaîtrait cependant un renouveau, notamment sous l’influence de l’effondrement du mur entre Est et Ouest. Le fait associatif renouerait avec l’associationnisme originel par son appel à l’autogestion, mais prend également la forme de reprises d’entreprise ou de réémergence de l’économie populaire, autrement dit du retour du refoulé de l’économie informelle. Trois exemples sont pris pour illustrer ces nouvelles initiatives : les services de proximité, le commerce équitable et la microfinance. Mais une mise en perspective s’impose pour systématiser toutes les ambiguïtés et les incertitudes dont l’auteur nous montre qu’elles traversent aujourd’hui encore l’association : les rapports aux pouvoirs publics demeurent ambivalents et l’aptitude du capitalisme à intégrer les actions contestatrices en les amputant de leurs fondements les plus dangereux est toujours aussi prégnante.
Trois schémas théoriques
Au terme de ce premier moment de l’exposé, le fait associatif se présente comme un phénomène vivace, toujours contesté et fragile, mais qui ressurgit dès que les circonstances lui sont plus favorables. J.-L. Laville propose une explication théorique de ce phénomène en présentant trois schémas de ces réalités de terrain : le tiers secteur, l’économie sociale et l’économie solidaire. Le tiers secteur, de construction principalement anglo-saxonne, permet de démonter les axiomes capitalistes de l’infériorité des formes non capitalistes d’entreprise en étudiant les raisons pour lesquelles les entreprises non lucratives obtiennent de meilleurs résultats. Il présente toutefois la limite de n’être porteur d’aucune idée réformatrice de la société, cantonnant le nonlucratif dans sa dimension traditionnellement seconde et faisant même courir le risque de son absorption totale, par exemple à travers le social business.
L’économie sociale présente incontestablement un attrait supérieur, puisqu’elle est porteuse de cette dimension réformatrice. Fondée sur la volonté de montrer la possibilité et la richesse d’une autre forme d’entreprise que celle instaurée par le capitalisme, elle a pour ambition de proposer un cadre alternatif fondé sur la personne. Cette théorisation marque cependant elle aussi ses limites, en premier lieu les phénomènes de banalisation. Ces limites s’expliquent par l’ambition même de l’économie sociale, qui demeure fondée sur la construction économique du choix rationnel et n’inclut pas de réflexion sur la relation au politique.
L’économie solidaire, sans être une panacée, par exemple dans la mesure où elle connaît aussi des phénomènes de banalisation ou d’isomorphisme, présente cependant l’avantage d’étendre ses fondements théoriques et de retrouver ce qui avait fait la force initiatrice de l’associationnisme. D’abord, elle ne se contente pas d’être une autre forme d’entreprise dans un système économique prédéfini, mais interroge le fondement même de la notion d’économie qui le sous-tend. C’est notamment ce qui apparaît à travers la notion de solidarité, qui échappe au calcul économique rationnel. Ensuite, elle intègre, pour se prémunir des menaces qui la guettent également, une forte attention à la démocratie. Non seulement la présence de lieux de démocratie au sein des structures d’économie solidaire constitue le principal antidote aux risques d’isomorphisme, mais en outre l’exportation des inventions non économiques de ces entreprises dans des lieux de débats externes est la seule solution pour permettre l’institutionnalisation de la démocratie économique.
Une relecture historique contestable
La lecture de l’ouvrage procure un grand plaisir intellectuel, non sans susciter quelques réserves, voire agacements.La première remarque s’adresse aux futurs lecteurs familiers des travaux de J.-L. Laville, qui condense dans ce livre ses idées maîtresses développées depuis plusieurs années. Cette synthèse n’en permet pas moins une meilleure compréhension et constitue une grande richesse dans les débats qui entourent l’économie sociale et solidaire.
L’histoire des pratiques qui ouvre l’ouvrage fait appel à des connaissances encyclopédiques dans un domaine où les travaux ne sont pas pléthore. Les présentations, nécessairement de seconde main, n’apparaissent donc pas très originales. S’il n’est pas question de le reprocher à l’auteur, cela tranche quelque peu avec l’épaisseur et la richesse scientifique des deux autres parties. C’est surtout l’histoire du fait associatif telle qu’elle est présentée qui interroge : comment la comprendre alors qu’elle mêle des époques et des lieux très divers ? La vraie critique porte ainsi sur l’intégration de Marcel Mauss ou de Charles Gide aux fondements de l’économie solidaire en expliquant que le mouvement coopératif s’est dès son origine coupé de l’associationnisme pour se fondre dans une entreprise économique moins ambitieuse, alors que Gide et Mauss sont d’importants penseurs du mouvement coopératif. Les critiques que l’auteur adresse à l’économie sociale ne sont pas en cause, mais transformer l’économie sociale en un mouvement aux ambitions limitées dès l’origine, à l’opposé d’une économie solidaire plus réfléchie et plus profonde, me paraît confiner à la mauvaise foi. Voyons-y l’excès d’une construction théorique qui doute encore d’elle, bien à tort, et recourt à quelques reconstructions historiques dispensables.
Un fécond brassage théorique
L’essentiel est toutefois ailleurs et fait tout l’intérêt du livre. Le premier élément est certainement l’insertion des réflexions autour de l’ESS parmi les courants intellectuels contemporains. Qu’il s’agisse de l’école de la décroissance, des prolongements les plus actuels des idées de M. Mauss ou de l’école de Francfort (ou bien d’autres), les confrontations que propose J.-L. Laville sont de nature à permettre au lecteur de mieux comprendre la place de l’ESS dans le contexte actuel et à lui fournir des idées utiles de lectures complémentaires. Ce travail est essentiel si l’ESS ne veut pas, comme a parfois eu tendance à le faire l’économie sociale, se replier sur un socle de connaissances qui, pour être très riche, n’en est pour autant ni autosuffisant ni auto-fondé.
Le second intérêt majeur du livre repose, me semble-t-il, sur l’appareillage conceptuel pour penser l’avenir d’une économie sociale et solidaire. Si l’on veut bien laisser de côté les maladresses de présentation, sans doute héritières de l’opposition entre économie sociale et économie solidaire, toutes les initiatives d’ESS font apparaître des difficultés voisines : positionnement délicat vis-à-vis des pouvoirs publics, risque d’absorption ou de travestissement par le capitalisme.
De même, toutes les idées qui animent l’économie solidaire, dont on pourrait établir des liens avec les travaux d’économie sociale les plus récents, peuvent être utiles pour la construction d’une ESS qui ne soit pas un vain mot. C’est à l’approfondissement des échanges que ce livre invite, et je ne peux qu’y souscrire.
David Hiez