Mouvements sociaux et économie solidaire
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Jean-Louis Laville, Elisabetta Bucolo, Geoffrey Pleyers, Jose Luis Coraggio, Desclée de Brouwer, coll. « Solidarité et Société », 2017, 492 pages.
Issu d’un vaste programme de recherche amorcé lors du Forum mondial de 2002, cet ouvrage poursuit les échanges intercontinentaux qui ont déjà produit plusieurs publications : Action publique et économie solidaire (2005) ; Dictionnaire de l’autre économie (2006) ; Socioéconomie et démocratie : l’actualité de Karl Polanyi (2013) ; Les Gauches du XXIe siècle. Un dialogue Nord-Sud (2015). Il mobilise une trentaine de chercheurs européens (France, Belgique), sud-américains (Argentine, Brésil, Mexique, Uruguay, etc.) et asiatiques (Corée du Sud, Japon). Dans son introduction, Jean-Louis Laville rappelle le point de départ de cette réflexion collective : le constat que « les initiatives d’économie solidaire ont de multiples liens avec les mouvements sociaux » et la conviction que les chercheurs des deux bords ont « beaucoup à apprendre les uns des autres ». Il s’agit alors d’échapper aux divers « réductionnismes » qui empêchent cette rencontre : instrumentalisation publique ou banalisation marchande de l’économie solidaire, réductionnisme organisationnel de l’action collective, réductionnisme politiste de la «protestation ». Ainsi, l’ouvrage est constitué de six parties : « À la recherche d’une autre économie » (M. Svampa, L. Vergara-Camus, V. Toledo, P. Guerra) ; « Vers un dialogue » (B. Frère et L. Gardin, C. Nascimento, O. Farah et F. Wanderley, I. Guerin et alii) ; « Des mouvements sociaux à l’économie solidaire » (N. Hataya, M. Zimmer et H. Eum, E. Bucolo, A. Lipietz) ; « De l’économie solidaire aux mouvements sociaux » (C. Sicart, G. Pleyers,E. Dacheux et D. Goujon) ; « Des rapprochements en question » (V. de Gaulejac, C. Jetté, L. Combes et al, G. Pleyers) ; Des reconfigurations entre politique et économie (P. Singer et V. Schiochet, B. Lesvêque, J.-M. Servet).
Des similitudes
L’économie solidaire apparaît atomisée et relativement mal définie, si ce n’est par ses principes généraux. Elle recouvre aussi bien l’auto-organisation populaire au Sud, que l’organisation professionnelle et citoyenne de l’insertion par l’activité économique ou le commerce équitable au Nord. Elle est présentée également par des comparaisons Colombie/Japon et Corée/France. La présentation des mouvements sociaux dresse, elle aussi, un paysage éclaté : lutte contre l’extractivisme, zapatisme, altermondialisme, féminisme, consommation critique. Les références idéologiques de ces deux dynamiques sociales semblent renvoyer à la pensée économique de l’Église catholique (de la doctrine sociale de l’Église à la Théologie de la libération) et à la pensée libertaire (à laquelle est rattachée l’œuvre de Proudhon), sans que lesliens entre ces deux courants (solidarité et mutuellisme) ne soient clairement établis. Le rapprochement avec des mouvements sociaux jugés plus anciens est illustré par les rapports entre l’économie solidaire et le Parti des travailleurs brésilien, d’une part, et la Confédération des syndicats nationaux au Québec, d’autre part.
Malgré l’abondance et la richesse des contributions, les conclusions tirées par Coraggio et Laville restent assez générales et montrent que les recompositions sont « ardues », malgré la dénonciation commune du nouvel ordre libéral et la promotion des « biens communs ». Pour que ce livre constitue une réelle « étape » dans la réflexion sur l’analyse politique de l’économie sociale et solidaire, il conviendrait d’approfondir certaines thématiques. Ainsi, la critique du « réductionnisme entreprisiste » (sic, p. 9) fait l’impasse sur la nature politiquede l’entreprise (que celle-ci soit lucrative ou sociale), ce qui l’empêche de réintroduire une analyse en termes de rapports sociaux au-delà de la question des modes de régulation, considérés comme « pluriels » et non hiérarchisés (concurrentiel, étatiste et réciprocitaire). Or, comme il est d’ailleurs montré dans l’ouvrage, les mouvements sociaux ne se limitent pas au rapport capital-travail, mais intègrent les questions de consommation, de genre, de minorités, etc. Aussi serait-il important de mieux déconstruire et articuler les rapports socio-économiques et socioculturels (notamment ceux de propriété, de pouvoir et d’échange) pour prendre en compte les différents niveaux d’aliénation, de domination et d’exploitation.
Une deconstruction de l’économie « féministe »
L’économie « féministe », abordée par deux contributions inversées (du politique à l’économie et de l’économie solidaire au politique) par Ivonne Farah et Fernanda Wanerley (sociologues boliviennes), d’une part, et Isabelle Guérin, Isabelle Hillenkamp et Christine Verschuur (socio-économistes et anthropologue françaises), d’autre part, est sans doute ce qui permet le mieux de poursuivre cette réflexion. Par une déconstruction des fondements « naturalistes » de l’analyse économique elle-même (élargie à la finalité de reproduction du vivant, pour introduire le travail considéré comme informel et le « soin »), par une dénonciation des inégalités entre genres mais aussi au sein d’un même genre, par une affirmation de la nécessité de constituer des alliances (« non sans tensions ») entre différents collectifs de femmes et avec d’autres mouvements sociaux, ces articles permettent d’envisager une articulation dynamique entre rapports économiques et rapports de genre, entre mouvements contestataires et expériences solidaires. En effet, les mouvements sociaux ne sont pas exempts de patriarcat. L’économie solidaire elle-même est interrogée, du fait de la surreprésentation des femmes en son sein (comme vecteur d’émancipation ou d’assignation ?), mais aussi à propos de la position des « femmes subalternes », souvent négligée par les réseaux de l’économie solidaire eux-mêmes. Celle-ci n’échappe alors pas à la déconstruction critique, par l’identification des facteurs non seulement externes, mais aussi internes à sa marginalisation et/ou à son instrumentalisation.
Danièle Demoustier
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