La fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires

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Bruno Frère et Jean-Louis Laville, Éditions Seuil, 2022, 443 pages.

Le livre de Bruno Frère et Jean-Louis Laville est une invitation à parcourir la trajectoire de la théorie critique en conjuguant l’examen des auteurs « classiques » avec l’apport du pragmatisme et des épistémologies du Sud. Dans la première partie du livre, les auteurs explorent les écoles ayant façonné la théorie critique occidentale. La seconde partie est vouée à explorer des expériences actuelles – comme la mobilisation pour le climat, les communs, l’économie solidaire – qui font une contribution à la tentative de changement du paradigme dominant ; elle sert aussi à discuter du rôle des sciences sociales vis-à-vis de l’action collective et de la démocratie.

En dressant la trajectoire de la théorie critique, dans la première partie du livre, l’ouvrage présente le résultat d’un exercice intéressant du point de vue théorique, mais aussi pédagogique. Les auteurs soulignent l’existence des deux courants inscrits dans cette théorie, qu’ils identifient respectivement comme les courants de la critique négative et de la critique positive. Dans le premier courant, Frère et Laville exposent d’abord la « version occidentale de l’interprétation du monde » en partant de l’école marxiste, et en passant par la première école de Francfort et l’approche culturelle, ce qui permet de faire une transition vers la sociologie critique de Pierre Bourdieu, sa notion clé de l’ordre social, les types de capital (social, culturel, symbolique), le rôle essentiel du sociologue et la réflexibilité du savant. Ce courant de la théorie critique invite à une analyse de la société et de la reproduction  culturelle, mais cela sans mettre en évidence le changement social. La critique négative fait l’abstraction de l’émancipation, sans inciter au passage à l’action. C’est donc à partir de cette lacune que les auteurs nous invitent à parcourir la critique positive, avec Jürgen Habermas et Axel Honneth, le premier à partir de la communication, le deuxième en traitant les pathologies sociales. Puis, la critique constructiviste, avec la seconde école de Francfort, et Bruno Latour qui invite à une coupure épistémologique en incluant les profanes dans la construction de la connaissance, mais en effaçant la domination et les rapports de pouvoir entre les humains.
En mobilisant les écrits de Luc Boltanski, le livre souligne l’importance de l’articulation entre la critique négative et positive, le rôle des institutions et de l’institutionnalisation. C’est ce moment d’articulation qui sert à nous inviter à plonger dans une autre version de l’interprétation du monde à travers des épistémologies du Sud (avec Boaventura de Sousa Santos). Frère et Laville attirent notre attention sur le besoin et la possibilité de sortir de la domination occidentale dans la construction de connaissances. Visiter ce corpus sert d’appel pour dénoncer le monopole de la modernité par la culture occidentale et pour mettre en relief les injustices épistémiques.
La confrontation épistémologique de la philosophie de l’école de Francfort, de la sociologie pragmatique et des épistémologies du Sud marque un tournant dans la théorie critique. Pour qu’elle « marche sur deux jambes », il faut, selon Frère et Laville, créer des ponts avec ces épistémologues du Sud. Ils invitent avec cela à reformuler la théorie critique en soulignant six points : (i) se rendre à l’évidence, avec la complexité des défis actuels, qu’une conception de l’émancipation qui « tend vers l’autonomisation des individus par affranchissement de toute tutelle, de toute norme et de tout monde en commun » (p. 209) n’est plus actuelle ; il s’avère nécessaire de concevoir l’émancipation en considérant les interdépendances entre les humains et la nature, le besoin de structurer ces relations de manière égalitaire ; (ii) l’importance de donner lieu aux pratiques, à l’action, à sortir de « la théorie occidentale pour laquelle l’émancipation n’existe que dans les énoncés qui la réclament sans jamais prendre le temps d’essayer de la pratiquer » (p. 210) ; (iii) reconnaître l’importance autant des mouvements sociaux que des associations comme pratiques de l’associationnisme, pratiques fondées sur les actions collectives des citoyens ; accorder donc de l’importance à l’engagement associatif ; (iv) différencier l’institution de l’institué et reconnaître que l’institutionnalisation ne signifie pas qu’une possibilité de changement n’est pas envisageable (« [E]n démocratie, il existe aussi la possibilité de changement institutionnel », p. 213), ce qui permet de s’insurger contre l’idée d’une toute-puissance capitaliste qui n’a pas d’alternative ; (v) accepter que la compréhension occidentale du monde ne soit pas unique pour céder la place à la pluralité, établir un dialogue avec les postures décoloniales qui restent ouvertes à l’altérité ; (vi) reconnaître la nécessité du métissage des connaissances (des « savants » et gens « ordinaires » dans les travaux de Latour) pour créer et recréer un sens commun construit et exprimé collectivement dans des espaces publics.

Les éléments mentionnés ci-dessus permettent de caractériser, selon Frère et Laville, une nouvelle théorie critique. Cela consent aussi à réhabiliter l’action, à souligner le rôle clé de la mobilisation, du pouvoir d’agir, des mouvements sociaux qui forgent l’économie solidaire, de reconnaître l’importance de différentes sortes de pratiques de l’associationnisme : des mouvements sociaux, mais aussi des pratiques citoyennes concrètes comme les circuits courts. C’est la conjonction de pratiques protestataires avec celles orientées vers des actions concrètes qui peut conduire à l’émancipation.
Dans la seconde partie du livre, en mobilisant les éléments de la « nouvelle théorie critique » qui sort de l’approche « distanciée » des acteurs prônée dans la démarche critique traditionnelle, les auteurs font une analyse de quelques expériences concrètes. Ils soulignent l’importance de l’économie solidaire comme moteur de l’émancipation, du changement social, mais aussi comme source de théorisation.
Parcourir l’ouvrage de Frère et Laville nous fait réfléchir aux courants critiques développés dans d’autres régions du monde. Dans notre cas, cette réflexion est liée plus particulièrement au contexte latino-américain, dont certains courants et auteurs inspirent nos travaux actuels et nos pratiques de recherche. On peut penser, par exemple, aux écrits portant sur les « technologies sociales », une approche décoloniale et critique de l’innovation sociale proposée par des chercheurs et praticiens de l’Amérique latine, ou aux travaux d’Orlando Fals Borda qui servent à proposer « une autre » posture de recherche.
En fait, en visitant la trajectoire de la théorie critique occidentale reconstituée de manière intelligible par Frère et Laville, nous ne pouvons que réfléchir à la diversité des manières de percevoir le monde, de faire de la recherche. Nous soulignons ici certaines des notions clés du travail de Fals Borda pour l’illustrer. Le sociologue colombien ayant eu une production et action prolifique depuis les années 1960, soit pendant la seconde génération de l’école de Francfort, mobilise la méthodologie de recherche-action participative (RAP) en s’inspirant des tendances phénoménologiques et marxistes. Cela lui permet d’aller au-delà des traditions académiques classiques pour produire un savoir intégré, académique et populaire, une sociologie engagée, soit une forme de recherche qui  implique une action politique. Pour Fals Borda, la RAP est une méthode « qui peut transformer radicalement la société par la connaissance/action pour la justice, pour l’équité et la liberté, en particulier au profit des groupes exploités, démunis ou opprimés, et leur donnant un exercice adéquat de pouvoir » (Fals-Borda, 1996, p. 80, notre traduction).
Bien que dans un premier temps, comme l’indique Victor Manuel Moncayo dans l’Anthologie sur l’œuvre de Fals Borda publiée par Clacso (Fals Borda, 2009), il opte d’abord pour préconiser une transformation qui part « d’en haut » par l’action de certaines élites, avec le temps il souligne que cette méthodologie a le potentiel d’initier et promouvoir des changements radicaux au niveau de la base.
En un sens, la RAP n’est pas seulement une méthodologie de recherche, c’est un nouveau mode de vie qui nous invite à assumer un rôle de « sentipensantes », c’est-à-dire d’êtres qui agissent avec le cœur et la tête combinant la raison avec le sentiment, produisant une connaissance empathique, par laquelle en agissant on apprend et en apprenant on agit. Cette méthodologie expérimentale permet de libérer le « pouvoir du peuple ». Ce pouvoir capable de convertir les populations locales en protagonistes de leur destinée. La RAP est alors avant tout une méthodologie critique qui utilise des méthodes cohérentes avec la réalité sociale (par exemple, l’observation de l’insertion) et se concentre sur les connaissances des personnes pour briser les monopoles du savoir et des relations de pouvoir. Cette méthodologie vise ainsi à briser la dichotomie entre chercheur et objet de recherche, et considère plutôt la présence de chercheurs externes (académiques) et de chercheurs internes ou locaux, qui ont à la fois des points de vue différents, mais essentiels.
Concernant la posture du chercheur, il est intéressant de noter que les travaux de Fals Borda contestent la « neutralité des valeurs » du chercheur, « les spécialistes des sciences sociales, comme tous les autres, participent au conflit et reflètent et expriment inévitablement les dilemmes, paradoxes, complexités et difficultés d’une crise, d’une réalité. Il est inopérant de se demander si les scientifiques agissant en tant que citoyens sont neutres ou non. Il n’est pas possible de faire une telle différence » (Fals Borda, 2010, p. 220, notre traduction). La posture de la RAP nous invite ainsi à briser le monopole de la compréhension occidentale du monde et de la manière de faire de la recherche.
Concernant la réalité plus récente de la théorie critique en Amérique latine, il est pertinent de faire allusion à un article publié par Arturo Escobar en 2019. Dans celui-ci, Escobar fait état de la  pensée critique latino-américaine en soulignant l’importance de maintenir un dialogue continu, en abandonnant toute prétention universalisante. Il fait ainsi ressortir trois grands cadres de la pensée critique en Amérique latine qui doivent, selon lui, être cultivés actuellement : la pensée de gauche, la pensée autonome et la pensée de la Terre. En complémentant la première, la pensée autonome émerge des processus liés au zapatisme ; elle amène à des notions de communauté et de territorialité. La pensée de la Terre, pour sa part, renvoie au lien avec la Terre et avec tous les êtres vivants et s’exprime dans des pratiques économiques et culturelles localisées, les luttes territoriales et pour la défense de Pacha Mama. Pour Escobar, ces trois pensées montrent une géopolitique de la connaissance, qui peut être précisée avec le concept de SURear proposé par Marcio D’Olne Campos au début des années 1990. À partir des réflexions de Frère et Laville conjuguées avec des approches du Sud, illustrées ici par le travail de Fals Borda et Escobar, il nous semble qu’on ne peut plus parler de LA théorie critique, mais DES théories critiques. L’ouvrage de Frère et Laville est une invitation à retracer la trajectoire des autres théories critiques pour créer des ponts et un dialogue qui puisse soutenir des actions collectives et l’économie solidaire pour renforcer la construction d’un autre paradigme économique.

Sonia Tello-Rozas
ESG-UQAM