Gouvernance et intérêt général dans les services sociaux et de santé
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CIRIEC (sous la direction de Bernard Enjolras), 2008, PIE-Peter Lang Bruxelles, 265 pages.
Cet ouvrage collectif est le fruit d’une recherche réalisée pendant deux ans au sein d’un groupe du Ciriec international animé par Bernard Enjolras, un des actuels maîtres à penser de l’économie sociale et solidaire. Réconciliant les théories anglo-saxonnes et conventionnalistes, nourri d’expériences vécues en France, aux Etats-Unis et au Québec et bien sûr en Norvège où il dirige l’Institut pour la Recherche Sociale à Oslo, il nous propose ici, dans l’introduction et le chapite1, une contribution originale, qui fera date.
Envisagée au niveau macro-social, et non à celui de l’entreprise comme il est courant en France, la problématique de la gouvernance est une « recherche de modes d’action alternatifs pour l’intervention publique, permettant la réalisation de l’intérêt général sans pour autant recourir à des instruments coercitifs de politique publique ». L’Etat n’est plus alors le détenteur du monopole de la contrainte légitime, selon l’expression de Max Weber, mais un facilitateur qui exerce un leadership au sein d’un réseau d’acteurs de toute nature, où les organisations de l’économie sociale tiennent une place essentielle. À partir de cette définition de la gouvernance, plusieurs arrangements institutionnels sont possibles qui déterminent ce que Bernard Enjolras appelle des régimes de gouvernance. Un régime de gouvernance se définit alors par les acteurs impliqués dans la réalisation d’objectifs d’intérêt général, les instruments de politique publique mis en œuvre (régulateurs, incitatifs, informatifs) et les modalités institutionnelles de coordination.
Une typologie des régimes de gouvernance pour une comparaison internationale
Le premier chapitre de l’ouvrage construit donc progressivement la typologie des régimes de gouvernance qui servira de fil d’Ariane pour la comparaison internationale des services sociaux et de santé dans divers pays au cours des chapitres suivants. Cette typologie est en effet essentielle, comme le remarquent en conclusion de l’ouvrage Benoit Lévêque et Bernard Thiry, pour éviter le double écueil des comparaisons internationales : le particularisme culturaliste, qui implique qu’aucun pays ne peut être comparé à un autre, et le nominalisme universaliste, qui compare généralement des séries statistiques en faisant abstraction de l’histoire et des institutions propres à chaque pays. En combinant les divers acteurs (entreprises lucratives, collectivités publiques, entreprises d’économie sociale), les différents instruments d’intervention et les types de coordination institutionnelle, Bernard Enjolras distingue quatre types idéaux de régimes de gouvernance, dont les expériences nationales ne présentent jamais que des compromis ou des hybrides plus ou moins stables. Ces quatre régimes sont la gouvernance publique, dont le meilleur exemple est la conception traditionnelle des services publics en France, la gouvernance corporative qui peut être illustrée par l’organisation des services sociaux en Allemagne à la fin du siècle dernier, la gouvernance concurrentielle dont on trouve une approximation en Grande-Bretagne à la même époque et la gouvernance partenariale dont le principe chimiquement pur a été expérimenté au Québec avant 2003, tournant néo-libéral.
Développement local, micro-crédit …
Les contributions qui suivent ce chapitre introductif sont des études de cas, dans des domaines le plus souvent innovants : développement local, réseaux intégrés de soins ou de services à la personne, accompagnement à la création d’entreprise, logement communautaire, citoyenneté active, micro-crédit… Elles montrent la fécondité de la grille d’analyse proposée pour mettre en lumière les mutations à l’œuvre dans chaque pays dans le champ des services sociaux et de santé au cours des années récentes. La lecture de ces expériences étrangères éclaire par ailleurs considérablement la compréhension des réformes actuelles en France. La comparaison internationale stricto sensu à l’aide de cette grille d’analyse demanderait la participation d’un plus grand nombre de pays que ceux qui ont participé au groupe de recherche du Ciriec à l’origine de l’ouvrage : cinq pays européens, Belgique, France, Italie, Royaume-Uni et Slovénie ; deux pays américains, Québec et Venezuela. Cependant, on retrouve dans toutes ces expériences locales, avec des pondérations différentes et des arrangements institutionnels spécifiques, une économie plurielle, un mélange entre Etat, marché et société civile qui semble désormais caractériser l’action sociale et la santé.
… logement communautaire, services à la personne…
Les deux premières études de cas sont québécoises. La première, par Marie Bouchard, Benoit Levecque et Julie Saint-Pierre, après avoir montré la pertinence des régimes de gouvernance pour périodiser les trois dernières décennies au Québec, décrit d’une part la pratique des corporations de développement économique communautaire, beaucoup plus démocratique qu’aux Etats-Unis, et d’autre part celle du logement coopératif et associatif. Dans les deux cas, l’économique et le social sont mêlés et l’initiative citoyenne est première. La seconde contribution, de Louis Demers et Jean Turgeon, traite d’une innovation sociale récente : les réseaux intégrés de services sanitaires et sociaux aux personnes âgées. Dans le contexte d’un système de santé canadien de type Beveridgien (unique, universel, géré publiquement, financé par l’impôt) et d’une forte décentralisation depuis 1991 à des régies régionales de santé et de services sociaux, les réseaux intégrés de soins et de services sociaux rendent possible le sentiment d’une responsabilité partagée pour mieux maîtriser les coûts et améliorer le bien-être des personnes. Ce chapitre donne évidemment à réfléchir sur la récente loi française Hôpital, Santé, Patient, Territoire (HSPT) qui se donne les mêmes objectifs.
… citoyenneté active, développement local, création d’entreprise…
Roger Spear dans le chapitre suivant analyse une expérience de gouvernance collective, celle des partenariats stratégiques locaux au Royame-Uni pour tenter de résoudre les problèmes d’exclusion dans les quartiers. L’auteur note une remise en question sur la période récente des quasi-marchés et de la commande publique au profit d’une contractualisation plus partenariale, plus axée sur la fourniture de services immatériels et sur la qualité plus que sur la quantité des prestations. La co-gouvernance qui repose sur la citoyenneté active s’inscrit dans un plan stratégique à court terme et à moyen terme, dont la réalisation des objectifs est périodiquement évaluée par les partenaires. C’est également au développement local, considéré comme un bien public local que s’attache Francesca Petrella qui teste les avantages et les inconvénients des divers régimes de gouvernance à l’aide de 27 initiatives belges. L’écriture très académique de cette contribution, dans le contexte de cet ouvrage, ne doit pas décourager le lecteur d’en lire les intéressantes conclusions.
Les deux chapitres suivants sont des études de cas plus familières, puis que françaises. Serge Koulytchizky montre comment l’intérêt général se co-construit à l’intérieur des « pays » en France, expérience démocratique proche de celle du développement communautaire québécois, mais où les tutelles ministérielles des associations rappellent que l’Etat jacobin n’est pas mort en France. C’est également ce que soutient Nadine Richez-Battesti qui estime que la gouvernance partenariale en France a toujours été réduite dans les faits même si elle s’exprime dans les discours. Elle décrit néanmoins deux dispositifs d’aide à la création d’entreprise, organisés en réseau territorialisé, les associations de conseil, relevant d’un régime de gouvernance quasi-concurrentiel prédominant, alors que les associations de financement s’inscrivent dans un régime de concurrence partenarial.
… et systèmes de santé : nulle part l’alternative ne se réduit à « Etat ou marché »
Les trois dernières contributions entretiennent un lien plus ténu avec la grille de lecture que constitue la typologie des régimes de gouvernance. Celle de Rosella Levaggi décrit l’organisation des soins hospitaliers en Italie actuellement et montre des agences régionales dans un pays très décentralisé jouant des rôles très différents dans un cadre quasi-marchand selon les régions et une division du travail entre hôpitaux publics et hôpitaux privés, sans qu’on nous dise si ces derniers sont à but lucratif ou non. Les chapitres relatifs à la Slovénie (Bostjan Zalar) et au Vénézuela (Madeleine Richer) montrent des pays où les systèmes de santé sont en rapide transition. Mais alors que des organisations d’économie sociale voient le jour au Venezuela, des coopératives de santé notamment, qui s’organisent d’emblée en réseau pour garantir l’accès aux soins de tous, la Slovénie garde une définition plus normative de l’intérêt général et une vision très descendante de la gouvernance, où les organisations de la société civile sont souvent manipulées par l’Etat.
En conclusion, au moment où les services sociaux d’intérêt général sont de nouveau à l’agenda européen, cet ouvrage met très utilement en lumière le caractère complexe et pluraliste dans tous les pays étudiés de l’organisation et de la gouvernance des services sociaux et de santé, qu’on ne saurait réduire à l’alternative marché-Etat. Pour construire l’intérêt général, évolutif et variable selon les cultures et les territoires, des mécanismes institutionnels non marchands sont nécessaires partout. l’Etat interagit désormais avec les organisations de l’économie sociale qui révèlent la demande sociale, innovent et expérimentent et les traités et la jurisprudence européenne devront en tenir compte.
Edith Archambault
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