Essentiellement humain.L’économie sociale et solidaire pour un XXI e siècle citoyen
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Roland Berthilier, avec Youness Bousenna, Paris, L’Archipel, 2020, 208 pages
Enseignant de formation, Roland Berthilier préside la MGEN depuis 2017. Il est également vice-président de la Mutualité française et du groupe VYV, et a assuré la présidence de l’association Esper (l’Économie sociale partenaire de l’École de la République) de sa création en 2010 jusqu’en 2018. C’est donc un militant expérimenté de l’économie sociale et solidaire qui nous livre une réflexion intéressante à ce sujet. Mêlant témoignage personnel, analyse historique et propositions concrètes de voies d’avenir, le livre, coécrit avec Youness Bousenna, se présente comme un plaidoyer en faveur de l’ESS.
La première partie remonte aux origines de l’économie sociale, lors de l’émergence d’un capitalisme industriel brutal plongeant le monde ouvrier dans une profonde misère. S’appuyant principalement sur les travaux de Jean-François Draperi, l’auteur revient ici sur le développement des différentes familles de l’économie sociale, ses réalisations emblématiques et les grands noms du socialisme utopique. Sont également abordées la naissance du concept d’économie sociale, notamment à l’initiative de Charles Gide, et les divergences idéologiques qui la traversent. Au XX e siècle, tandis qu’elle s’épanouit au Sud, dans un contexte colonial puis postcolonial, l’économie sociale marque d’abord le pas au Nord. Sa renaissance dans les années 1970 a lieu dans un contexte profondément modifié : à la crise économique s’ajoute l’atténuation de la guerre froide, dont les deux modèles en présence, capitaliste et communiste, commencent à s’essouffler, pour des raisons différentes. Selon l’auteur, cet affaiblissement des deux idéologies dominantes du XX e siècle serait à l’origine de la réactivation de l’économie sociale. Sont ensuite passées en revue les principales étapes de la construction du mouvement, avec un hommage particulier rendu à l’un de ses principaux promoteurs, Michel Rocard.
L’économie sociale connaît alors une phase d’ascension, parallèle à celle de l’économie solidaire, destinée à recréer le lien social mis à l’épreuve par la crise. Après deux décennies de trajectoires séparées, les deux mouvements se rejoignent finalement au début des années 2000. En 2012, Roland Berthilier participe de près au projet de loi du jeune ministère de l’Économie sociale et solidaire confié par François Hollande à Benoît Hamon. Votée au terme de deux années de travaux et de discussions tendues avec les différentes familles de l’ESS, la loi Hamon représente une avancée considérable, bien que l’alternance politique de 2017 ait révélé la fragilité d’une reconnaissance politique.
À ce vaste panorama historique, qui mêle à la grande histoire le parcours personnel de l’auteur, succède un réquisitoire contre le capitalisme, dont les méfaits sociaux, économiques et environnementaux éclatent désormais au grand jour. La deuxième partie met en évidence « l’aberration » et « l’absurdité » d’un modèle motivé par le seul argument financier, aux retombées désastreuses tant pour l’humanité que pour la planète. Cette « machine à précariser et donc à broyer », « à fabriquer des exclus et à humilier les perdants » est la source d’un mal-être professionnel et d’une soif inextinguible de biens et de richesses. En découlent des inégalités sociales et géographiques extrêmes, à l’origine de violentes crises sociales dont les manifestations des Gilets jaunes sont une illustration paroxystique.
En découle aussi une véritable tragédie climatique qui fait du changement de modèle économique un impératif vital. À cet égard, la crise sanitaire actuelle met en exergue l’inanité d’un fonctionnement économique mondialisé, régi par la loi du plus fort. Si le constat est sans appel, les solutions ne manquent pas pour réparer ces dégâts. Mieux, s’offre à nous l’opportunité de reconstruire nos sociétés sur de nouveaux fondements. L’ESS s’impose en ce sens comme la seule voie de salut pour un monde abîmé par deux siècles de capitalisme. Mais, pour atteindre cette ambition, elle doit changer d’échelle et élaborer de nouvelles armes – la finance solidaire, les communs ou la permaculture en sont des exemples – afin de vaincre les préjugés tenaces à l’égard d’une économie réduite à la réparation. Sans remettre en cause ce rôle d’« amortisseur de la désintégration », l’ESS doit s’affirmer comme un acteur social et démocratique engagé dans les débats sociétaux de son temps. Elle se doit enfin d’attirer de jeunes générations en profond mal-être professionnel par des carrières engagées au service d’une cause.
La dernière partie clôt l’ouvrage sur une note optimiste quant aux possibilités pour l’ESS de « prendre le pouvoir », mais elle est en même temps lucide sur ses faiblesses. La méconnaissance persistante de l’ESS au sein du grand public appelle ainsi une acculturation à ce modèle, en premier lieu par l’école républicaine, qui en est elle-même l’héritière. Quant au changement d’échelle de l’ESS, bien qu’indispensable, il doit s’opérer « sans trahir les valeurs qui la fondent ». Outre la nécessité de mettre fin à l’émiettement du mouvement, qui l’empêche de parler d’une seule voix, il s’agit d’éviter le danger de la banalisation auquel sont confrontées ses organisations. Tout en procédant à une autocritique contre ce qu’il considère comme une trahison des principes fondateurs, Roland Berthilier poseici la question de la sélection salutaire qui reste à opérer dans l’ESS pour en exclure les éléments qui ne respectent plus ses valeurs.
Grandir intelligemment implique la prise en compte de plusieurs paradigmes : économique, bien sûr, mais également organisationnel et humain, pour que croissance ne rime pas avec violence. Là encore, l’écueil n’est pas totalement évité si l’on en croit les témoignages de souffrance au travail, de précarisation de l’emploi et de dérives de la gouvernance démocratique, y compris dans le monde mutualiste si cher à l’auteur. Une réflexion sur les principes et le fonctionnement doit aussi être constamment menée, comme le révèlent les concepts d’innovation ou d’utilité sociale : bien que spécifiques à l’ESS, ces derniers peuvent être instrumentalisés sous la forme du social business.
De cette réflexion réaliste et autocritique ressortent trois éléments. D’abord, la clarté du propos, qui apporte des éclairages didactiques sur des notions fondamentales pour appréhender l’ESS. Ensuite, un portrait sans concession d’un mouvement qui a encore du chemin à faire pour résoudre ses contradictions et éviter les pièges de son adversaire capitaliste. Enfin, une formidable bouffée d’optimisme pour une société rongée par l’inquiétude et le défaitisme. Roland Berthilier s’impose ainsi dans le débat qui traverse l’ESS depuis plus d’un siècle : est-elle capable, par ses seules forces, de se substituer au capitalisme ? Sans tomber dans une vision ingénue ni ignorer les difficultés soulevées par une telle ambition, sa réponse est clairement positive : c’est par l’ESS que nous retrouverons une « humanité belle et désirable ».
Charlotte Siney-Lange
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