L’Économie sociale au Québec. Une perspective politique
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Gabriel Arsenault, Presses de l’Université du Québec, coll. « Politeia », 2018, 256 pages.
Le Québec, « hub » (Le terme « hub » est celui utilisé par l’auteur.) de l’économie sociale ? L’exceptionnalité de l’économie sociale québécoise est unanimement reconnue, tant pour son caractère insulaire en Amérique du Nord que par son imbrication dans les politiques publiques du Québec, inégalée dans les autres provinces canadiennes. Engagée au mitan des années 1990, l’institutionnalisation de l’économie sociale a contribué à faire du Québec « la société la plus égalitaire d’Amérique du Nord ». Gabriel Arsenault analyse les étapes de ce processus en s’appuyant sur un important corpus documentaire (L’auteur précise que le poids économique de l’économie sociale québécoise n’a jamais fait l’objet de statistiques.) dont il croise les données avec les résultats de quelque soixante-dix entretiens menés auprès d’élus, de fonctionnaires et d’acteurs de la société civile. Dans cette évocation de la naissance du concept d’économie sociale au Québec puis de sa concrétisation, il n’est point trop question du mouvement des caisses Desjardins, qui incarne quasi exclusivement l’économie sociale québécoise dans l’imaginaire français. L’auteur met le focus sur quatre groupes de réalisations sociales : centres de la petite enfance (CPE), entreprises d’ES en aide domestique (EESAD), coopératives et organismes à but non lucratif (OBNL) d’habitation, entreprises d’insertion (EI) et entreprises adaptées (EA). Il présente l’économie sociale québécoise comme une « catégorie de politique publique », ce qui la différencie fondamentalement de l’économie sociale et solidaire en France, qui a adopté un positionnement tout aussi distinct du secteur public que du secteur à but lucratif... bien qu’étant très dépendante des subventions publiques.
Mobilisation de la gauche et concertation
Le premier des six chapitres de l’ouvrage décrit les circonstances ayant mené à l’émergence du concept d’économie sociale au Québec. En mai-juin 1995, alors que la gauche apparaissait assez soudée dans l’espoir de l’indépendance prochaine de la Belle Province, la Marche du pain et des roses, orchestrée par les organisations féministes, rassembla 850 marcheuses entre Montréal et Québec. Celles-ci contestaient les politiques néolibérales et réclamaient la mise en place d’un programme d’infrastructures sociales. L’aspiration à un pays plus solidaire persista après l’échec référendaire des indépendantistes en octobre 1995 et elle s’exprima avec force à l’occasion du Sommet sur l’économie et l’emploi qui se tint un an plus tard, sous le gouvernement péquiste (c’est-à-dire du Parti québécois) de centre-gauche. Le Sommet marqua le coup d’envoi de l’appui apporté par les pouvoirs publics au secteur de l’économie sociale par le biais de diverses politiques transversales que l’auteur étudie dans le deuxième chapitre au prisme de la théorie des ressources de pouvoir (TRP) et de la littérature sur les coalitions. Il ressort de sa démonstration que la mobilisation de la gauche (partis politiques, syndicats, groupes de la société civile) fut à l’origine de la mise à l’agenda politique de l’appui à l’économie sociale, ce qui correspond bien à la TRP. En revanche, à l’étape de la prise de décision, c’est un compromis gauche-droite, conforme à l’hypothèse de la coalition, qui permit le lancement de politiques publiques associant l’économie sociale. Ce compromis était l’œuvre du Groupe de travail sur l’économie sociale (GTES), qui devint en 1999 le Chantier de l’économie sociale. À gauche, le rôle joué par les féministes initiatrices de la Marche, le Parti québécois et les groupes communautaires fut déterminant. Cependant, le développement rapide de l’économie sociale ne fut pas exempt de tensions, notamment entre le Conseil québécois de la coopération et de la mutualité (CQCM), fondé en 1940, et le Chantier de l’économie sociale, désormais considéré comme le nouvel organisme faîtier de l’économie sociale. Si la promotion de l’économie sociale par les politiques transversales a fait l’objet d’un consensus au Québec, c’est qu’elle n’apparaît pas comme une remise en cause de l’ordre social et économique : n’empiétant pas sur les prérogatives des entreprises privées non subventionnées, elle n’est pas perçue comme concurrentielle par le secteur lucratif ; par ailleurs, elle ne vise pas à soustraire des emplois au secteur public, ce qui rassure les syndicats. Ainsi, nous dit l’auteur, l’économie sociale québécoise est bien de centre-gauche, « de centre parce que l’économie sociale est généralement conçue chez nous comme un complément plutôt qu’une solution de rechange aux secteurs privé et public ; de centre-gauche parce qu’elle est d’abord au service de valeurs associées à la gauche, comme l’égalité et la solidarité ».
Comparant cette conception de l’économie sociale à l’interprétation qui en est donnée en France, l’auteur soutient que cette dernière serait jugée radicale au Québec. Il cite à cet égard, une déclaration de Benoît Hamon lorsqu’il était ministre délégué à l’ESS : « L’économie sociale est porteuse d’un projet politique essentiel, celui d’une émancipation collective grâce à la réappropriation de l’activité économique par tous ceux et celles qui y participent en tant que producteurs ou consommateurs. »
Une économie sociale adossée à l’État social
Les chapitres suivants présentent l’évolution et le bilan de quatre programmes phares de l’économie sociale. Les centres de la petite enfance (CPE), « un des plus puissants symboles de la spécificité du modèle social québécois », sont le fruit d’une mobilisation de la gauche. Or ce modèle, initialement popularisé sous le terme « garderie à 5 dollars », a du plomb dans l’aile depuis l’arrivée du gouvernement néolibéral de Philippe Couillard en 2014. Malgré la mobilisation des groupes communautaires, le nombre des garderies relevant du secteur de l’économie sociale tend à chuter au profit des crèches à but lucratif. La fondation du réseau des EESAD, subventionné, relève plutôt, selon l’auteur, d’une logique politique de centre-droit dans la mesure où elle s’inscrit « dans une tendance qui consiste à limiter l’expansion du secteur public » (p. 143). Ceci explique que les syndicats aient été plus réticents que le patronat devant le développement de ce réseau, fort de 102 entreprises en 2018, qui a certes contribué à créer des emplois, mais plutôt sous-payés.
L’essor d’un programme de logements relevant de l’économie sociale est dû à la forte mobilisation des groupes communautaires émanant directement de la société civile, qui n’ont guère d’équivalent hors du Québec. Ceux-ci ont fait pression sur le gouvernement provincial pour qu’il prenne le relais du gouvernement fédéral, qui avait cessé de s’impliquer dans le domaine du logement social dès le milieu des années 1990.
Le dernier chapitre enfin, porte sur deux réseaux d’entreprises en charge de l’insertion par l’emploi : les entreprises adaptées (EA) et les entreprises d’insertion (EI). L’influence de l’exemple français semble avoir été déterminante, dès les années 1980 et 1990, concernant la reconnaissance des entreprises d’insertion et le financement public qui leur est octroyé.
Cet ouvrage très documenté et illustré par de nombreux tableaux et figures est une source d’information et de réflexions sur la spécificité de l’économie sociale québécoise. Le parti pris épistémologique de convoquer dans chaque chapitre les théories des ressources de pouvoir et de coalition alourdit quelque peu la démonstration, mais il participe du projet de l’auteur, politiste, de théoriser l’économie sociale.
Un regret : si l’institutionnalisation de l’économie sociale québécoise ne date que d’une vingtaine d’années, celle-ci existe sous les formes mutualistes et coopératives depuis le XIX e siècle. Un rappel historique de l’enracinement populaire de ces pratiques aurait permis une mise en perspective éclairante de la mobilisation de la société civile autour de l’économie sociale.Qu’en est-il de l’avenir ? La dynamique de l’économie sociale québécoise semble marquer actuellement le pas. Sur la base de ce constat, l’auteur estime qu’une « repolitisation de l’économie sociale apparaît nécessaire pour redonner au mouvement sa raison d’être et pour critiquer l’assimilation de certaines coopératives ou organisations à but non lucratif en agences gouvernementales ou en entreprises capitalistes ». Sur ce point, l’économie sociale québécoise ne fait pas figure d’exception.
Patricia Toucas-Truyen
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