Le temps des coopératives
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Au terme de cette assemblée de transmission, la conférence de Jean-François Draperi, « Le temps des coopératives », venait à point nommé. Se saisissant de quelques traits marquants du passé comme du présent d’Ardelaine, les croisant avec les grandes étapes de l’histoire coopérative, Jean-François Draperi a en effet proposé au public attentif, qui avait rempli la salle des fêtes de Saint-Pierreville ce samedi 30 avril, sa vision de cette histoire, et fournit une véritable ressource d’intelligibilité, une aide pour penser et construire la durée du projet coopératif, ici et ailleurs. J’en retiens et commente deux mots. Le « travail », et d’abord l’étonnement devant la quantité de travail que les coopératrices et coopérateurs d’Ardelaine ont mobilisé avec constance, pour « relever, restaurer, équiper, outiller, explorer, inventer, faire grandir pas à pas... » Une telle quantité et une telle constance auraient-elles été envisageables si ce travail avait été « sans qualité » ?
Je ne le crois pas. Je crois plutôt que l’une des intentions fondatrices était et demeure celle de faire du travail un « travail vivant (Titre d’un ouvrage de Christophe Dejours, 2009, Travail vivant 2 : travail et émancipation, Paris, Payot.) , émancipateur », avec comme boussole la double préoccupation de prendre soin du monde dans toutes ses composantes et de l’agir ensemble.
Etonnement, lancé comme un pont par Jean-François Draperi, vers le moment de la naissance des associations ouvrières de production, où la question du travail était au cœur du débat politique, particulièrement lors de la Révolution de 1848. Droit au travail, droit à l’appropriation des fruits de ce travail, revendication d’en finir avec l’exploitation et la servitude dans laquelle la « nouvelle aristocratie bourgeoise (William H.S., 1983, Gens de métier et révolutions, le langage du travail de l’ancien régime à 1848, Paris, Aubier, p. 333.) » tenait les ouvriers qui, seuls, produisaient le travail utile... : tels étaient, en vrac, les mots d’ordre traduisant une volonté de s’affranchir, de s’émanciper.
Et Jean-François Draperi de nous rappeler l’effervescence de ce moment, moment de « l’éclosion coopérative (Titre du chapitre 2 de l’ouvrage d’Henri Desroche, 1976, Le projet coopératif, Paris, Editions ouvrières.) », qui verra se multiplier une série d’expérimentations multifonctionnelles se développant comme des « micro-républiques communautaires ». Elles ne parviendront cependant pas à durer, car, d’une part, elles seront frappées par la répression impériale, et, d’autre part, elles connaîtront le sort des utopies pratiquées qui est de gagner en réalisme ce qu’elles perdent en imagination (Selon la formule d’Henri Desroche, Ibid., p.51.) , voire en vision prophétique ou messianique.
Voilà donc un pont, celui du travail, jeté sur bientôt deux siècles d’histoire coopérative. Il établit une filiation entre l’aventure Ardelaine et toutes ces expérimentations pionnières, que Jean-François Draperi rassemble dans la première des quatre utopies (« Utopies ou effervescences créatrices », dit Jean-François Draperi.) coopératives qu’il a distinguées et présentées dans plusieurs de ses ouvrages : celle de la « micro république des travailleurs ». Voici quelques mots (Librement repris au conférencier dans l’article qu’il a écrit avec Cécile le Corroller, 2015, « Coopératives et territoires en France : des liens spécifiques et complexes », Recma, n° 335, p. 64.) sur les trois autres, sans doute familières au lecteur de la Recma.
La deuxième « utopie » est celle de la « macro-république des consommateurs » (1880-1970), à la poursuite du rêve d’une conquête coopérative de l’industrie commerciale, de l’industrie manufacturière, puis de l’industrie agricole, jusqu’à la République et la Nation ; la troisième est celle de la « république du développement coopératif » (1960-1970), c’est celle des pays accédant à l’indépendance et qui promeuvent « les coopératives pour fonder un développement endogène censé leur permettre d’échapper au pouvoir des deux superpuissances » ; la quatrième, nous la vivons, c’est celle de la « méso-république coopérative intercoopérative ».
Une expression un peu lourde, mais précise, dit Jean-François Draperi, et qu’il convient d’expliciter.
« Meso » : « Parce qu’elle n’est ni à l’échelle de l’entreprise, ni à celle du monde, ni à celle des Etats », mais... entre ces échelles, et précisément à l’échelle des territoires. « République » : c’est l’invariant, un invariant coopératif mondial qui renvoie au socle de la liberté et de l’égalité en droit des personnes, et donc à la démocratie, ainsi qu’à l’horizon d’une fraternité créatrice de solidarité.
« Intercoopérative » : « Parce qu’à la différence des précédentes effervescences, elle s’appuie simultanément sur les pouvoirs des producteurs et des consommateurs [...]. Ces coopérations et échanges [...] fondent l’ancrage territorial, dans la mesure où ils induisent la prise en compte des populations en tant que, à la fois, travailleurs et habitants, c’est-à-dire en tant qu’usagers. » Une expression qui va comme un gant à Ardelaine !
La « république », saisie non plus par la taille mais par la chaîne valeurs-principes-règles. Ainsi peut-elle plus facilement descendre des frontons pour, en quelque sorte, nourrir la conduite d’une action collective « co-entrepreneuriale », inscrite dans le champ de la production marchande sans être ordonnée par la recherche de la maximisation d’un profit privativement approprié. Le choix de la démocratie politique égalitaire : « Une personne, une voix » comme régime d’action conduit à des règles (lois et statuts) qui font reposer, comme l’écrit François Espagne (François Espagne, ancien secrétaire général de la CGScop, dans son texte « Identifier et définir les SCOP : quelques réflexions personnelles sur la définition, l’identité et l’appellation des sociétés coopératives ouvrières de production », 2009, [non publié].) , « les pouvoirs de décisions, de délégation à des membres égaux en droits, parce que [...] ni leur patrimoine ni leur revenu ne fondent leurs droits civiques ». Primauté des personnes et acapitalisme se tiennent ensemble.
Ensemble, ils constituent un moteur de transformation socioéconomique, dont la nature, la portée et les conditions ont été au centre des échanges qui ont suivi l’intervention de Jean-François Draperi. Des échanges comme des ferments, qui ont permis de mesurer une nouvelle fois que toute transformation d’ordre général appelle et passe par la maturation de chacun de celles et ceux qui choisissent librement d’accéder à la qualité de co-entrepreneur dans un corps de règles, héritage des expérimentations passées, qui est une ressource précieuse pour faire vivre ce moteur de transformation coopérative ! Dire maturation, c’est aussi convoquer le cinquième des principes coopératifs : celui « d’éducation, de formation, d’information », pertinemment illustré par la citation de W.P. Watkins avec laquelle Jean-François Draperi a clos la conférence : « La coopération est un mouvement économique qui se sert de l’éducation, mais on peut tout aussi bien retourner la proposition et dire que la coopération est un mouvement éducatif qui se sert de l’action économique (8) . »
Une pensée stimulante pour celles et ceux qui viennent de prendre le relais.
Michel Ronzy
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