Le fait associatif dans l’Occident médiéval. De l’émergence des communs à la suprématie des marchés
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Jean-François Draperi, Le Bord de l’Eau, 2021, 440 pages.
On pense souvent que l’économie sociale et solidaire trouve ses origines dans la lointaine Antiquité et qu’elle assoit son développement au cours du XIX ème siècle quand les luttes des acteurs rencontrent les modèles des penseurs. Mais entre les deux ? Bien sûr les hanses, les guildes et le compagnonnage du Moyen Âge sont identifiés comme des ancêtres éloignés mais sans plus... Sur un autre plan et de manière plus contemporaine, la question de la nature et de la finalité de l’ESS pour l’avenir fait aussi débat : est-elle une économie dont la vocation est de s’opposer au capitalisme pour le remplacer ou est-elle une économie dont l’origine est déconnectée de ce combat et dont l’existence se passe d’ennemi ? Ce livre remarquable répond à ces deux questions et interroge la place des valeurs dans l’économie et dans la vie sociale.
Dans cet ouvrage savoureux, Jean-François Draperi prend le lecteur par la main et le fait cheminer à travers le Moyen Âge pour lentement et sûrement faire la démonstration que si l’économie sociale contemporaine se fonde essentiellement sur les associations, les mutuelles et les coopératives, l’économie de l’Europe médiévale s’appuyait déjà sur des groupes communautaires. La thèse principaledu livre est que, hier comme aujourd’hui, le même « associatisme » témoigne de la faculté des êtres humains à s’associer de façon volontaire, égalitaire et solidaire. L’auteur rappelle en préambule que, de la fin du Moyen Âge à la Révolution, les associations ont été réprimées par les autorités ; il faut remonter avant cette période pour trouver un climat favorable à ces dernières. Jean-François Draperi insiste : la Renaissance du XII ème siècle n’est pas une prémisse de la Renaissance du XVI ème siècle mais un bouleversement économique et social à part entière. On découvre alors le rôle central des formes associatives dans l’économie médiévale, le fait associatif étant un trait essentiel de la vie de l’Occident médiéval, ce qui nous conduit à trois questions : les racines de l’économie sociale et solidaire contemporaine ne sont-elles pas profondément médiévales ? L’économie médiévale intègre-t-elle une forme d’économie associative ? L’économie médiévale est -elle fondamentalement une économie marchande associative ? Pour construire la réponse, l’exploration des diverses entreprises associatives médiévales surprend et montre que les multiples assemblées d’habitants, les fondations, les communautés de métiers, les confréries, les communes, etc., en créant ou en renouvelant les solidarités de terrain, constituent d’une certaine manière le chainon manquant entre les solidarités traditionnelles des sociétés antiques et les solidarités contemporaines dont l’économie sociale et solidaire revendique l’organisation. Ce qui amène l’auteur à formuler son questionnement central : l’économie médiévale est-elle une économie collective dont l’association est la forme d’organisation privilégiée ?
Pour répondre à cette question, trois idées constituent le fil conducteur du livre et tiennent lieu de guide pour le lecteur. D’abord, certaines organisations médiévales associatives partagent de nombreux traits communs avec les associations de l’économie sociale et solidaire contemporaine. Ensuite, l’économie associative médiévale dépasse le seul niveau de ces organisations et déborde dans les sphères sociales et politiques. Enfin,le Moyen Âge est une période à part qui définit une nouvelle sociabilité et pose les bases d’un nouveau vivre-ensemble dans les espaces domestiques, culturels, professionnels...
Cet ouvrage est d’abord un livre de voyages. Voyages dans le temps, dans l’espace et dans la pensée. Catherine Vincent, qui en signe la préface souligne l’érudition de l’auteur et la somme extraordinaire des références mobilisées. Il mêle les grands classiques aux ouvrages les plus récemment publiés sur le Moyen Âge et jette un pont entre médiévistes et penseurs de l’économie sociale et solidaire. Les pérégrinations proposées nous amènent d’abord à croiser de grands historiens médiévistes et, outre Catherine Vincent, on retrouve Mathieu Arnoux, Fernand Braudel, Georges Duby, Jacques Le Goff, Pierre Michaud-Quantin... L’ouvrage est aussi l’occasion de redécouvrir les grands penseurs de l’économie sociale et solidaire dont Jean-François Draperi est un fin connaisseur - comme Jean-Philippe Buchez, Henri Desroche, Friedrich Engels, Charles Fourier, Charles Gide, Jean-Baptiste André Godin, Karl Marx, Robert Owen, Pierre- Joseph Proudhon... L’ouvrage est aussi un voyage dans le temps qui permet de fréquenter avec gourmandise les grands penseurs de l’époque médiévale avec Albert le Grand, Anselme de Cantorbéry, Avicenne, Averroès, Pierre Abélard, Bernard de Chartes, Chrétien de Troyes, François d’Assise, Joachim de Flore, Machiavel, Pierre le Vénérable, Thomas d’Aquin... Enfin, Jean-François Draperi nous convie à un voyage dans l’espace et dans les territoires en nous plongeant au cœur des abbayes de Cluny et Cîteaux, du marais poitevin, des landes de Gascogne, des salines de Guérande, de la Teste de Buch ou des vallées des Vosges, des villages de Provence... et plus globalement en Allemagne, en Angleterre, en Espagne, en Italie... Voyages, voyages.
Par ces tours et détours, Jean-François Draperi nous montre à quel point « l’associatisme » est constitutif du Moyen Âge et expose la diversité des associations médiévales. Elles ont en effet un impact décisif sur l’ensemble de la société, dans les domaines techniques, économiques ou politiques comme dans les mouvements intellectuels et artistiques. Loin d’être ce long et sombre temps entre l’Antiquité et la Renaissance, le Moyen Âge s’impose comme l’âge où se sont dessinés les paysages physiques et mentaux de l’Occident les plus durables. Les associations en ont été le creuset, qu’elles proviennent des mouvements religieux, des mouvements laïcs ou des mouvements de défense des libertés communales ou locales par la mise en œuvre d’une forme de démocratie, par la prééminence de l’intérêt commun et par leur dimension identitaire commune. Ce livre met ainsi à mal les vieux poncifs sur la société médiévale trop souvent présentée, à tort, comme une période sombre. Quoique profondément hiérarchisée, elle est en fait une époque de grandes mutations sociales, une époque de pensée créative dans une société plus collective qu’il n’y parait, dont l’entraide se révèle un des traits caractéristiques. Le mouvement associatif médiéval qui anticipe le mouvement associatif contemporain trouve sa source dans deux univers très différents et presque opposés : le monde monastique et le monde urbain. Au terme de cette plongée médiévale, l’auteur propose une définition de « l’associatisme », c’est-à-dire l’aptitude à s’associer, qui repose sur trois dimensions : l’amitié entre les membres, la personne comme acteur social, et la rupture avec le contrat de subordination pour le passage à une forme d’horizontalité des rapports entre les membres de l’association.
Cette longue et passionnante pérégrination nous amène doucement au constat clair que « l’associatisme » est un long et ancien mouvement social et économique antérieur à l’éclosion de l’économie capitaliste, renforçant ainsi l’idée que l’économie sociale et solidaire serait l’économie originelle, consubstantielle à toutes formes de sédentarisation des peuples. Ainsi, le Moyen Âge central est un creuset pour l’association, la coopération et la démocratie locale, mouvement que nous trouvons dans les mouvements à finalité sociale, dans des communautés monastiques et les ordres ou dans des organisations de laïcs, dans les sociétés exerçant une activité économique et pour finir dans les collectivités locales publiques comme les communes.
Ce livre est aussi riche d’exemples historiques nécessaires à la compréhension de « l’associatisme ». Ainsi la référence à la création d’un statut associatif datant du capitulaire de Charlemagne signé en 779 à Herstal est particulièrement éclairante et rappelle que la très actuelle question des biens communs dont l’économie sociale et solidaire s’est emparée depuis quelques années, est au cœur de la réflexion et de l’organisation des communautés médiévales. La société médiévale innove en effet par sa gestion et son administration associative de biens communs (forêts, lacs...). De même, dans le champ des métiers, l’organisation associative facilite l’installation dans le métier et constitue un véritable soutien à l’économie locale. Au Moyen Âge, l’aspiration à participer à la vie sociale est un mouvement profond et si la société médiévale reste hiérarchisée, au sein des groupes de toutes natures, les fonctionnements démocratiques s’organisent dans les assemblées politiques et publiques comme les communautés villageoises, les assemblées générales d’habitants, les assemblées féodales ou encore les assemblées d’État... L’expérimentation médiévale de la démocratie pouvant même aller jusqu’à l’instauration de quasi-républiques : dans le Queyras, la République des Escartons organise dès le XIV eme siècle le vote de la répartition et du prélèvement annuel des impôts, la défense de libertés politiques et économiques, l’organisation des services d’entraide. De manière aussi inattendue qu’heureuse, Jean-François Draperi nous propose même à travers une analyse des textes de faire de l’idéal de vie du héros médiéval romanesque, l’idéal de vie projeté par l’économie sociale. C’est l’occasion alors pour l’auteur de rappeler que, tout comme le héros du Moyen Âge qui est en recherche de perfection éthique et esthétique, l’ESS d’aujourd’hui ne saurait transiger avec son idéal car « on ne fait pas commerce de ses valeurs ».
En réalisant la synthèse des caractéristiques majeures de la société médiévale, Jean-François Draperi finit de tisser les fils entre « l’associatisme » de l’époque et l’économie sociale et solidaire contemporaine et souligne leurs traits communs : un idéal collectif, un lien social essentiel, le travail collectif, l’émancipation par les associations, la finalité sociale des associations... Au terme du chemin que nous fait prendre l’auteur, nous savons que les activités contemporaines sanitaires et sociales, culturelles, mutualistes, assurantielles, coopératives agricoles ou artisanales sont les mêmes que celles qu’assuraient il y a huit siècles les hôpitaux, les confréries et tous les groupes d’entraide ainsi que les associations professionnelles.
Mais il y a une différence de taille. L’économie sociale et solidaire contemporaine se limite à l’échelle de l’entreprise alors que les associations médiévales intervenaient sur l’organisation de toute la chaine économique, témoignant ainsi d’une ambition sociétale. L’ESS actuelle n’est donc pas née de la contestation de l’économie capitaliste puisqu’elle la précède. Elle est fondamentalement une économie héritée d’une économie antécapitaliste plutôt qu’anticapitaliste. Elle devrait donc revenir à ses origines et fonder un projet politique de société et d’économie générale. S’il semble aujourd’hui irréaliste d’attendre le remplacement pur et simple de l’économie capitaliste, il semble en revanche nécessaire de se rappeler que l’économie sociale et solidaire est l’expression contemporaine d’un « associatisme » millénaire porteurs de grandes transformations sociales d’émancipation et de solidarité. C’est toute la valeur et la qualité du livre de Jean-François Draperi : travailler sur le passé pour éclairer le présent et ouvrir sur l’avenir.
Arnaud Lacan