Histoire de l’économie sociale de la Grande Guerre à nos jours
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Michel Dreyfus. Rennes, PUR coll.
Economie et société, 2017, 263 p.
L’auteur, connu pour ses travaux sur l’histoire de la mutualité en France, s’est lancé là un défi audacieux : écrire l’histoire de l’« économie sociale » en France depuis 1914. Il s’inscrit, par cette publication, dans le chemin tracé par André Gueslin qui avait abordé, il y a une trentaine d’années déjà, l’histoire de l’« économie sociale » dans le xix e siècle français.
« Economie sociale » fut longtemps un concept flou, inventé dès le début du xix e siècle pour tenter de saisir et de qualifier diverses réalités sociales réelles ou rêvées. Michel Dreyfus s’appuie par conséquent sur la définition plus fermée et plus précise énoncée en tête de la très fraîche loi de 2014. Cette loi, dite loi Hamon, propose un cadre législatif, d’une part pour entériner les tentatives de rapprochement entre certains types d’entreprises amorcé dès le milieu des années soixante-dix sous l’égide d’intellectuels intéressés au « social » à cause de la crise économique qui sévit, et d’autre part pour homologuer les relations entre ces entreprises particulières et l’Etat. L’auteur rappelle, du reste, la durable « éclipse » du concept d’économie sociale, longue de plus d’un demi-siècle, entre le premier conflit mondial et la crise des années soixante-dix.
Palier une déficience de recherche
Après un bref rappel des antécédents historiques du concept (chap. 1), l’auteur choisit donc de nous rappeler les bribes d’histoire connues des trois principaux mouvements depuis 1914, articulant son ouvrage en sept chapitres chronologiques (1914-1918 ; 1918-1931 ; 1930-1939 ; 1939-1944 ; 1944-1969 ; 1969-1991 ; 1991-2014) dans chacun desquels il aborde chaque courant associatif, l’un après l’autre, illustrant les faits marquant connus de ces mouvements. Ce travail peut apparaître comme une gageure, car les trois familles d’associations entrepreneuriales n’ont pas, ou très peu, bénéficié de travaux d’historiens, contrairement, par exemple, aux syndicats ouvriers – autre forme de collectif. Car, si certains aspects ont été traités par quelques rares auteurs, des pans entiers de l’histoire associative, coopérative ou mutualiste sont toujours ignorés.
Le constat de cette déficience de recherche et d’intérêt est régulièrement déploré par l’auteur qui s’appuie dès lors essentiellement sur des publications : d’une part, sur les rares ouvrages ou articles de chercheurs de diverses obédiences et, d’autre part, sur les écrits, publiés ou non, rédigés par les acteurs eux-mêmes de ces formes entrepreneuriales.
Bien que parfaitement intéressants pour l’historien, ces dernières sources esquissent un portrait biaisé, comme le rappelle l’auteur, voire « largement mythique », des entreprises dont ils retracent l’histoire. Ainsi, Michel Dreyfus donne un panorama global de la bibliographie et ouvre sur certaines sources, notamment les revues dans lesquelles s’exprimèrent bien des intellectuels de chaque mouvement au moment même des événements qui les agitèrent. Mais le recours aux sources directes, aux archives desdites « associations », reste très limité, sinon à travers les écrits de l’auteur lui-même, cités régulièrement.
Eclairer l’anthropologie historique des groupements
Pourtant, l’analyse fine des sources produites par les entreprises elles-mêmes révèle nécessairement la subtilité de ce type de rapports sociaux et éclaire l’anthropologie historique des groupements, depuis leur origine jusqu’à leur disparition, mettant en évidence les jeux juridiques, l’organisation des pouvoirs, les relations à l’Etat, le lien aux marchés, etc.
Pour prendre exemple dans le monde coopératif agricole, rappelons que les agriculteurs adoptèrent pendant longtemps le seul statut syndical obtenu en 1884 pour réaliser des opérations d’achats groupés d’intrants ou de matériel, voire de biens de consommation courante. Quant aux fameuses « fruitières » jurassiennes, après s’être appuyées pendant près d’un siècle et demi essentiellement sur le Code civil de 1804 et avoir développé une juridiction très complexe, elles ne devinrent coopératives de fromagerie que « sous la contrainte », suite au vote de la loi de 1949.
Et elles ne se reconnaissaient pas toutes de l’« économie sociale » en 2012, quand le concept lui-même était connu. Or, la filière dans son ensemble procède clairement aujourd’hui, davantage encore que dans l’histoire, des préceptes reconnus à l’économie sociale. Et effectivement, à parcourir l’ouvrage de Michel Dreyfus, le lecteur peut légitimement douter de la per tinence d’utilisation du concept d’économie sociale pour explorer l’histoire des associations, des mutuelles ou des coopératives de diverses mouvances. Car bien que très organisées en fédérations longtemps fortement structurées, les familles aujourd’hui rassemblées sous l’étiquette d’économie sociale ne le furent absolument pas auparavant ; et rares étaient les liens qui se tissaient entre elles – sauf cas très particuliers (mais peut-être plus nombreux que l’on ne le croit), comme, par exemple, la fameuse Ecole de Saint-Claude (Jura) qui fut à la fois coopérative, mutualiste, associative, syndicaliste et socialiste.
Saluons toutefois franchement l ’initiative de Michel Dreyfus : bien qu’il n’ait pu qu’esquisser une histoire pointilliste de trois des familles réunies désormais sous le concept d’économie sociale, il rassemble les rares éclairages produits sur certaines phases de l’histoire de l’un ou l’autre de ces mouvements, et surtout, pose des questions judicieuses. Il aurait toutefois pu profiter de cet ouvrage généraliste –comme il l’avait fait en 1987 pour l’ensemble des mouvements ouvriers – pour dresser un état des sources disponibles pour l’histoire des coopératives, des mutuelles, des associations et, pourquoi pas, des fondations ou de l’entrepreneuriat social, malgré leur histoire « courte ».
Un bilan, même sommaire, qui pourrait allécher les chercheurs ou les étudiants, et, surtout, confirmer que la recherche sur ces sujets est tout à fait possible et serait largement bienvenue pour mieux saisir de l’intérieur ce qui fait la spécificité de ces innombrables expériences d’une autre forme d’économie.
Particulièrement dans ce moment de notre histoire où les valeurs de démocratie, d’équité sinon d’égalité, de solidarité et autres sont brandies à cor et à cri ; l’histoire « par le bas » de ces entreprises, de leur mode de fonctionnement, de leur réussite, de leur résilience ou de leur échec fournirait un matériaux de premier choix pour alimenter notre réflexion sur le monde contemporain.
Alain Mélo, historien, Scop AXALP